Avec la publication de son troisième ouvrage en 1776, Adam Smith met un terme à un immense projet qu’il avait mentionné pour la première fois 12 ans auparavant. C’est donc plus d’une décennie qu’il a passée à construire des théories à exposer dans un traité d'économie politique. Le résultat : la Richesse des Nations, livre fondateur de l’Ecole Classique, et « best-seller » dès sa sortie. Nul besoin d’avoir étudié l’économie pour connaitre le titre et son auteur.
Parmi ceux qui ont tenu dans leurs mains une version plus ou moins condensée des 5 volumes de l’ouvrage, certains se souviennent peut-être que le titre est en réalité : Recherche sur la Nature et les Causes de la Richesse des Nations. Mais rares sont ceux qui l'ont réellement lu. Il faut reconnaitre que beaucoup de curiosité et de courage sont nécessaires pour se lancer de son propre chef dans une telle entreprise. D’autant plus si l’on choisit la version originale que le style du 18e siècle rend indigeste, même pour les anglophones. Mais une fois surmonté cet obstacle, la lecture est fascinante, que l’on soit expert ou novice en matière d’économie.
Juger de la validité de tous les arguments présentés par Smith est difficile sans être économiste de formation ou de métier. Mais n’importe qui peut suivre les raisonnements limpides qui posent les jalons de tous les concepts de base de l’économie de marché, toujours avec des illustrations claires. Et malgré les deux siècles et demi qui se sont écoulés, beaucoup de choses restent transposables dans nos sociétés contemporaines mondialisées.
Adam Smith avait un talent indéniable pour l’enseignement, ce dont il a dû faire usage en tant que professeur de logique et de morale à l'université de Glasgow. Mais son ambitieux projet n’aurait pu voir le jour s’il n’avait pas abandonné sa prestigieuse chaire en Ecosse. Car au 18e siècle, pour réunir la documentation nécessaire sur des sujets aussi spécifiques que le volume de production des filatures de soie dans la banlieue de Lyon ou de Rouen, il fallait se rendre sur place ou rencontrer des locaux qui en connaissaient les moindres secrets. Or aucun professeur n’aurait pu se permettre un voyage de plusieurs années à travers l’Europe industrielle de l’époque. Pour Adam Smith, l’opportunité viendra de Charles Townshend, puissant aristocrate anglais qui l’engagea comme tuteur de son beau-fils, le jeune Duc de Buccleuch. Cela lui permit non seulement d’accompagner le jeune homme dans un voyage de deux ans à travers la France et la Suisse, mais lui garantit aussi les ressources nécessaires à son retour pour pouvoir se consacrer à la rédaction de la Richesse des Nations.
L’ouvrage ayant fait date, on retient surtout de Smith qu’il fut l’inventeur du libéralisme et, de façon un peu réductrice parfois, un « prophète de l’intérêt particulier et de la libre concurrence »1. Ses théories furent reprises et développées par les économistes dits Classiques au cours du siècle suivant la publication, avant d’être partiellement remises en question par plusieurs mouvements, à commencer par les Néoclassiques dans la seconde moitié du 19e siècle.
De nouveaux produits, de nouveaux marchés
250 ans après le début des travaux de Smith, l'émergence de marchés complètement libres où s’échangent des actifs 100% numériques peut éclairer ces lectures d'un jour nouveau. A moins que ce soit l'inverse: si les préceptes énoncés par les différentes Ecoles d’économie sont applicables aux actifs digitaux, ils peuvent fournir un cadre pour comprendre les évolutions de ces marchés embryonnaires.
PITTI suit l’un de ces projets, Sorare, depuis son lancement début 2019. Sorare produit des NFTs, ces actifs numériques dont la propriété et la rareté sont garantis par une blockchain. Les NFTs de Sorare représentent des cartes de joueurs de football professionnels et ces cartes sont émises en nombre limité. Leurs détenteurs peuvent se contenter de les collectionner - une version digitale des cartes Panini - mais peuvent aussi assembler des équipes pour jouer dans des tournois de football virtuels ; les scores de chaque NFT reposant sur les statistiques réelles des joueurs lors des matchs de la semaine ou du week end.
Ce qui conduit les hommes, depuis toujours, à dépenser leur revenu disponible dans des jeux ou des collections d’objets divers relève de la psychologie plus que de l’économie. Toujours est-il que Sorare semble répondre à ces besoins quasi irrépressibles. Il n’y avait donc aucun doute sur l'accueil qu'allaient recevoir ces NFTs de la part des utilisateurs et par conséquent sur l’émergence d’écosystèmes avec leurs économies propres et évidemment, leurs marchés.
L’appétit des utilisateurs ne s'est pas démenti et a largement dépassé le cadre relativement confidentiel des cercles d’adeptes de cryptomonnaies. Ainsi Sorare a vendu pour 3 000 ETH de mars 2019 à juin 2020, soit 610 000 de dollars au cours du jour. Et durant les 18 premiers mois d’activité, un écosystème s’est mis en place. Mise à jour – novembre 2021 : sur les 10 premiers mois de 2021, Sorare a vendu pour plus de 36 000 ETH soit 91.4m de dollars, et réalisé 2 levées de fonds dont la dernière valorisant la société à plus de 4 milliards de dollars. En moins de 3 ans d’existence, Sorare est déjà un succès commercial et financier majeur.
Au début, il n’y avait rien ou presque. Seulement des NFTs « minés » au fil de l’eau et des coffres-forts individuels ou les utilisateurs pouvaient stocker l’Ether, la cryptomonnaie nécessaire pour participer aux enchères initiales des NFTs. D’un point de vue extérieur, très peu d’aspects de l’économie de la plateforme semblaient avoir été planifiés, probablement moins par insouciance que par conviction que la transparence et la liberté généralement associées à la blockchain allaient naturellement conduire à des équilibres. Malgré la grande autonomie dont jouissent les participants, l’équipe de Sorare assume quelques fonctions que l’on pourrait qualifier de régaliennes:
- Les infrastructures : Sorare met à disposition les principales plateformes d’achat et d’échange ainsi qu’une plateforme de jeu. La façon dont Sorare a construit les infrastructures a conduit à une anomalie dans le développement du marché puisque l’existence de la monnaie a précédé la possibilité de troquer des cartes. Avant que la fonctionnalité de troc ne soit développée, les participants devaient donc s’accorder sur un prix arbitraire pour se vendre puis se racheter des cartes, ce qui a pu générer des biais importants dans les prix reportés dans les premiers mois.
- La régulation : à l’image d’une banque centrale, Sorare possède les licences officielles des clubs ou des ligues permettant d’émettre les NFTs. Sorare décide du volume d’émission sur le marché primaire et peut ainsi influencer les prix par l’offre. Il existe aussi un petit nombre de restrictions ou d’obstacles à la transférabilité des NFTs. Elles semblent viser à ne pas mettre en danger le modèle économique de Sorare. Enfin, Sorare définit les règles et le volume de récompenses du seul jeu à ce jour, avec des implications importantes sur l’utilité de ces NFTs qui dépassent le cadre de la simple collection.
Il faut noter que la blockchain joue un rôle crucial a plusieurs titres : elle garantit la propriété d’une part et enlève d’autre part tout risque de contrepartie lors d’une transaction. Ce sont deux piliers essentiels à toute économie de marché. Et accessoirement, la blockchain permet de retracer l’ensemble des transactions depuis le premier jour, ce qui fournit une mine d’information précieuse pour toute personne souhaitant analyser l’économie de la plateforme.
Valeur et prix : l’un des paradoxes de l’Ecole Classique poussé à l’extrême
Sorare a débuté en réunissant de parfaits inconnus sans bienveillance particulière les uns envers les autres, leur seul point commun étant probablement le sentiment d’être sur le même bateau s’il venait à couler. Chacun devait faire ses propres recherches quant à la « qualité » des NFTs et se faire une idée du « bon » prix. Il n’y avait pas de place de marché pour revendre les cartes – seules les transactions directes négociées de gré à gré étaient possible - et aucune certitude sur la pérennité du modèle… Tout se mit en place naturellement sous les effets conjugués de l’offre et de la demande, des évolutions de la plateforme et plus généralement de l’écosystème.
En raison du faible nombre d’utilisateurs et de la grande disparité de leurs profils dans les premiers mois, il y eut une forte volatilité des prix dans un premier temps, un collectionneur approchant la valeur différemment d’un joueur qui ne cherche que la carte la plus utile pour jouer et surtout gagner des tournois de football virtuel.
Mettre en avant ce lien utilité-prix est important quand on cherche à replacer Sorare dans le contexte de la théorie économique. Car ce lien est la pierre angulaire de la révolution Néoclassique à la fin du 19e siècle. Pour l’illustrer, il faut commencer par énoncer deux évidences :
- Les NFTs produits par Sorare ont un cout de production négligeable par rapport à leur prix de vente sur le marché primaire, même si l’on inclut toute l’infrastructure informatique, la propriété intellectuelle, le heures de travail des équipes, etc.
- D’autre part, ces cartes ont une utilité aux multiples dimensions, qui peuvent jouer un rôle plus ou moins important selon les profils d’utilisateurs. Il y a une utilité de collection qui varie en fonction des gouts de chaque individu et, a condition de détenir le minimum de 5 cartes nécessaires pour assembler une équipe dans un tournoi, il y a une utilité de jeu. Cette utilité de jeu varie elle-aussi en fonction des utilisateurs puisque, toutes choses égales par ailleurs, une nouvelle carte aura toujours une utilité plus importante pour un utilisateur qui n’en possède que 4 que pour un utilisateur qui en possède déjà 5... ou 500. Il faut ajouter que, pour les cartes de bons joueurs, l’utilité de jeu s’étend à une utilité financière dans la mesure où les récompenses représentent un rendement non négligeable sur le capital investi. Et puisqu’il existe un marché pour ces NFTs, il existe enfin une utilité de trading a plus ou moins long terme pour les utilisateurs souhaitant profiter d’opportunités d’arbitrage.
Le décor ainsi planté offre une perspective intéressante sur l’un des paradoxes qu’Adam Smith pointe lui-même du doigt à propos de ses théories : le paradoxe du diamant et de l’eau. Pour les Classiques, la valeur d’un bien est déterminée par les ressources nécessaires à sa production, notamment le capital et le travail. C’est une conception objective de la valeur qui permet d’établir une valeur d’échange pour n’importe quel bien. Extraire et transformer un diamant demandant énormément de ressources, le prix du diamant doit être très élevé même s’il n’a qu’une utilité très faible. L’eau est au contraire essentielle à la vie, mais son faible prix peut s’expliquer par le peu de ressources à mobiliser pour la récolter puisqu’elle existe en grande quantité. Ainsi, dans la théorie Classique, l’utilité concrète n’entre pas en considération pour établir la valeur, seuls les facteurs de production comptent. Le paradoxe diamant-eau réside dans le fait qu’un randonneur peut trouver par hasard un diamant parfaitement poli, et que le prix auquel il pourra revendre ce diamant n’en sera pas moins élevé du fait qu’il n’a rien couté.
Ce paradoxe sera résolu par plusieurs économistes qui ont proposé, de façon indépendante mais simultanément, d’abandonner la conception objective de la valeur pour une conception subjective où chaque individu détermine le prix d’un produit en fonction de l’utilité marginale pour lui-même d’une unité supplémentaire de ce produit. La valeur est alors directement liée à l’utilité, non pas à l’utilité totale du produit, mais à l’utilité marginale d’une unité pour un acheteur potentiel. L’eau, par exemple, a une utilité totale très forte - dans l’absolu, tout le monde veut « de l’eau » - mais une utilité marginale faible une fois que l’on est arrivé à satiété car on ne peut pas en prendre une unité supplémentaire. Du moment qu’elle existe en abondance, son utilité marginale décroit très vite. La rareté affecte la rapidité à laquelle l’utilité marginale décroit puisque, même si une unité supplémentaire n’aurait pas d’utilité concrète pour son détenteur, cette unité pourrait alors avoir de la valeur dans un échange avec un autre individu pour lequel l’utilité concrète serait très élevée. C’est ce qui explique pourquoi ce qui est rare est cher : indépendamment de l’utilité concrète, les déséquilibres entre offre et demande sur un marché ouvert conduisent à fixer les prix. Il n’est alors plus question de valeur intrinsèque. C’est cette nouvelle approche, parfois qualifiée de révolution marginaliste, qui est à l’origine de l’apparition de l’Ecole Néoclassique. Là où les Classiques parlaient de valeur et articulaient l’économie autour de l’offre, les Néoclassiques ne parlent que de prix et considèrent d’abord la demande. Selon eux, le prix influe sur les couts de production et non l’inverse, le producteur étant poussé à allouer plus de ressources pour produire un bien qu’il pourra vendre cher.
Outre le fait qu’une approche objective basée sur la somme des facteurs de production a peu de sens pour un actif digital, l’approche marginaliste se trouve parfaitement illustrée par les NFTs de Sorare.
Si l’on se concentre d’abord sur l’utilité de collection, il semble probable que l’utilité marginale d’une carte d’un joueur diminue grandement pour un individu qui possède déjà une carte de ce même joueur. Un actif digital a tout de même l’avantage de ne pas prendre de place et d’avoir un cout de stockage et d’entretien virtuellement nul. Toutes choses égales par ailleurs, l’utilité marginale diminue donc probablement moins vite pour une collection de NFTs que pour une collection d’actifs physiques.
En termes d’utilité de jeu, l’utilité marginale s’effondre au-delà d’un certain nombre de cartes et ce nombre dépend ultimement du nombre de tournois simultanés dans lesquels les cartes peuvent être utilisées : s’il n’y a que 7 tournois simultanés auxquels un utilisateur peut participer à raison d’une équipe de 5 joueurs différents dans chaque tournoi, l’utilité marginale diminue nécessairement au-delà de 35 cartes. Or au moment d’écrire cet article, il y avait près de 350 utilisateurs possédant plus de 50 cartes. Mise à jour: en date du 1er novembre 2021, il y avait jusqu’a 32 tournois simultanés de façon bi-hebdomadaire, et le nombre d’utilisateurs détenant plus de 200 cartes était estimé entre 500 et 1000.
Il faut de noter que, les cartes étant émises en quantité limitée variant de 1 à 100 exemplaires par an en fonction des catégories, il est possible de spéculer sur le fait que si Sorare attire des centaines de milliers d’utilisateurs, alors certaines cartes vont finir par être très rares. Et cette spéculation suffit à maintenir une utilité de trading à moyen ou long terme pour des cartes qui n’auraient pas d’utilité marginale pour le jeu. La speculation sur l’utilité de trading peut conduire à une diminution moins rapide de l’utilité marginale d’une carte pour son propriétaire. En 2021, Sorare a introduit une nouvelle catégorie avec 1000 exemplaires par an.
Pour conclure sur l’impossibilité de fixer une valeur objective a ces cartes, il faut mentionner qu’il peut exister une dimension au prix sans aucun lien avec une quelconque utilité, notamment dans le cadre d’enchères ou l’adrénaline l’emporte parfois sur la raison. Mais cela relève là encore de la psychologie plutôt que de l'économie.
La mise en place d’une économie de marché
Du fait de la sensibilité et des motivations de chacun, le « bon » prix est et restera subjectif. Et dans les faits, aucun prix de référence pour les cartes n’a pu se dégager avant qu’une masse critique ne soit atteinte en termes d’utilisateurs, de cartes en circulation et de transactions. Le processus de normalisation a été influencé par l’apparition de plateformes tierces analysant la blockchain et l’API de Sorare pour afficher l’historique des transactions, les agréger pour fournir des moyennes mobiles, et mettre les prix payés en perspective avec l’utilité de jeu. Et évidemment, le prix de marché a été fortement influencé par la tension croissante entre offre et demande alors que la base d’utilisateur explosait.
Source : soraredata.com
source : soraredata.com
L’avantage concurrentiel que procurait l’accès à l’information ne se limitait pas au prix de référence à des fins de trading: l’information qualitative concernant les joueurs, leurs performances passées et leurs statistiques, permettait à certains utilisateurs d’augmenter significativement le rendement de leur capital de cartes par le jeu. Et alors que cette information devenait accessible à tous grâce aux sites dédiés, et que le nombre de joueurs sous licence et le nombre de tournois ont continué d’augmenter, beaucoup de nouveaux utilisateurs ont choisi de concentrer leur capital sur certains segments pour être compétitifs. Par exemple, en ne possédant que des joueurs de moins de 23 ans, ou seulement des joueurs de premières divisions chinoises, japonaises ou coréennes pour lesquels des tournois dédiés sont organisés.
Sur Sorare, la spécialisation ne peut s’apprécier qu'a priori car la diminution rapide de l’utilité marginale pousse à la diversification au cours du temps : la maximisation du rendement du capital par le jeu passe par l’échange des récompenses acquises dans un segment contre des cartes permettant de constituer des équipes dans d’autres segments. Selon ce principe d’arbitrage d’utilité, seuls le manque de temps disponible ou la défiance quant à la pérennité du modèle de Sorare peuvent justifier de rester spécialisé dans un segment et de ne pas recycler ses gains. Le développement d’outils permettant d’optimiser le temps nécessaire pour jouer, et donc de maximiser le rendement par le jeu, doit nécessairement conduire à un taux de réinvestissement supérieur.
La stratégie de recyclage trouve sa limite lorsqu’il n’est plus possible de constituer d’équipe supplémentaire pour un nouveau tournoi. Il est donc surprenant que n’ait jamais émergé de plateforme de prêt de cartes permettant de maximiser l’utilité de jeu. Si le risque de contrepartie semble très élevé dans un marché où la plupart des participants sont de parfaits inconnus les uns pour les autres et opèrent sous pseudonymes, il existe des solutions techniques sur la blockchain Ethereum qu’utilise Sorare pour garantir au préteur de revoir ses actifs. De tels smart contracts sont probablement un prérequis à l’établissement d’un taux d’intérêt de marché acceptable. Pour répondre aux contraintes de capacité et à l’explosion des couts d'Ethereum, Sorare a effectué une transition vers un modèle impliquant un étage intermédiaire entre leur plateforme et Ethereum. Cette solution présente de nombreux avantages pour les utilisateurs et Sorare, mais ne permet pas pour le moment de smart contracts, ce qui interdit la mise en place de toute solution collateralisée, qu’il s’agisse de prêts ou de produits « dérivés » soi-disant adossés aux NFTs de Sorare.
En l’absence de solution pour organiser des prêts à grande échelle envers n’importe quelle contrepartie, la problématique d’utilité marginale doit conduire au rapprochement entre utilisateurs afin de maximiser le rendement de leur capital commun, sur la base de la confiance. Ici, c’est ironiquement la problématique d’utilité marginale qui conduit à la constitution d’une économie politique motivée par l’intérêt individuel, ce qui fut le point de départ de la théorie d’Adam Smith. Et ce raisonnement constitue un pont intéressant entre économie et théorie des jeux, autre raison de s’intéresser au modèle si particulier de Sorare. Pour établir le lien avec une économie réelle, si de tels groupes peuvent s’assurer une part substantielle des récompenses des tournois, alors ils peuvent exercer une influence sur le niveau des prix. En tant qu’émetteur, Sorare peut trouver un intérêt à court terme à voir des niveaux de prix artificiels, mais ce n’est pas nécessairement vrai sur le long terme. Si ce scenario devait se matérialiser, il sera intéressant de voir comment Sorare souhaitera se positionner vis-à-vis de ces groupes.
Qu'attendre sur le long terme?
Compte tenu de l’incroyable dynamique de Sorare, et de l’explosion de la demande pour leurs produits rares par nature, il est impossible de dire aujourd’hui si l’optimisation de l’utilité de jeu sera une meilleure stratégie sur le long terme que de conserver toutes ses récompenses et favoriser une utilité de trading. L’inconvénient des stratégies à long terme est qu’un grand nombre de facteurs peuvent difficilement être anticipés en raison de la faible maturité de la plateforme, même dans les scenarios les plus optimistes :
- Coté demande, le rythme d’acquisition de nouveaux utilisateurs, et non pas la simple la croissance, doit jouer un rôle central puisque la demande de nouveaux entrants est celle qui porte le plus d’utilité marginale de jeu, et qui soutient le plus la valeur des cartes, y compris celle des récompenses. Dans la mesure ou les récompenses constituent l’utilité financière des cartes, l’économie de la plateforme est encore très dépendante de la valeur des récompenses.
- Plus généralement, toute décision arbitraire de Sorare pourrait modifier énormément – positivement ou négativement - l’utilité de jeu ou l’utilité financière des cartes. Des décisions réglementaires pourraient par ailleurs avoir une influence importante, a priori negative, sur l'utilité financière des cartes a moins qu'une clarification du statut des NFTs permette l’apparition de plateformes tierces qui pourraient en faire augmenter l’utilité. En se concentrant sur l’utilité de jeu, si des plateformes permettent d’utiliser la même carte dans plusieurs tournois simultanément, ce que Sorare ne permet pas aujourd’hui, l’impact sur les prix pourrait être significatif (et ne pas affecter toutes les cartes de la même façon).
Il y a beaucoup à spéculer sur le futur de l’économie de Sorare. Mais pour tout ce qui est du passé, c’est inscrit sur la blockchain. Un économiste de métier finira certainement par en faire un sujet d’étude.
Tous les détenteurs de NFTs de Sorare espèreront alors que ses conclusions ne viendront pas confirmer les théories d’Alfred Marshall (1890). Ses travaux ont tenté de réconcilier Classiques et Néoclassiques en affirmant que la conception subjective de la valeur reposant sur l’utilité marginale prévalait à court terme mais qu’à long terme, c'est la valeur objective qui prévalait. Le paradoxe diamant-eau trouverait un nouvel exemple avec ces NFTs dont la valeur objective est négligeable sur le marché primaire, mais qui ont une valeur objective très élevée sur le marché secondaire pour les utilisateurs qui les ont achetés à prix d’or ou gagnés en utilisant des cartes très chères.
Cela dit, il n’est pas du tout exclu que la valeur objective des NFTs augmente significativement pour Sorare puisque, leurs revenus étant publics via la blockchain, les clubs et fédérations peuvent rapidement faire monter les enchères pour les licences. Si tel est le cas, le modèle économique de Sorare jouera un rôle crucial: le prix des licences, le taux de récompenses distribuées, etc... Nul doute que d’autres articles sur l’économie de Sorare seront nécessaires.
- Adam Smith : An inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations
- Wikipedia
- Christopher Hodder, PhD (2016) : Adam Smith's Two Views on the Division of Labour
- Des hauts et débats : la théorie de la valeur en économie
- Alfred Marshall (1890): Principles of Economics
- Sorare
- Soraredata