Questions Économiques Existentielles pour les Générations X, Y et Z

Quelle est votre profession ?

Je ne sais jamais comment répondre à cette banale question de formulaire administratif. Je n’ai pas de profession officielle. Ce qui s'en rapproche le plus est un rôle dans une association appelée Institut Présaje. Présaje est un acronyme où le "P" signifie prospective, le "J" signifie justice et le dernier "E" signifie économie. Au fil des ans, Présaje a fait un travail remarquable sur des sujets prospectifs. Dès 2019, nous avons organisé des conférences sur l'intelligence artificielle appliquée aux systèmes juridiques. Présaje a soutenu la recherche sur la régulation de l'IA bien avant la sortie de ChatGPT.

Les événements annuels sur l'IA et le droit attirent plus de monde chaque année, signe que l'IA n'est peut-être plus une question de prospective. Alors, début 2025, on m’a demandé de réfléchir à des thèmes pour un nouveau cycle sur des questions économiques. Indépendamment de la feuille de route de Présaje, ces réflexions peuvent constituer une base de travail pour un essai.

Ce type d'exercice implique toujours de regarder 10, 20 ou 30 ans dans le futur. Peut-être même plusieurs générations. Il n'est pas difficile de trouver des dynamiques à long terme qui soient déjà bien enclenchées. Elles sont partout, bien qu'elles soient souvent ignorées - plus ou moins sciemment - car elles se dénoueront au-delà de l'horizon typique des médias traditionnels (quelques semaines) et des politiciens (la prochaine élection). Si le changement climatique est déjà au centre des préoccupations, d’autres sujets méritent au moins autant d’attention.

Vieillissement de la population

Le vieillissement de la population est l'archétype de vérité désagréable pour les lecteurs/auditeurs des médias et pour les électeurs. Ceci n'encourage personne à le mettre sur la table. Les pyramides des âges, les indicateurs de natalité et de fécondité, et les taux de célibat dans tous les pays développés indiquent que la situation est préoccupante. Parmi ces pays, certains ont fait figure d’exceptions jusqu'à il y a environ 10 ans, mais ils ont fini par rentrer dans le rang.

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Pyramides de Population pour 2024 et Projections pour les pays du G7 + Chine. Source : PopulationPyramid.net

A-t-on simplement détourné le regard au cours des 15 dernières années ou a-t-on voulu croire au trompe l'œil ; pensant que les couples se contentaient de reporter les naissances et que les enfants finiraient par arriver? Non seulement la situation ne s'est jamais normalisée, mais elle continue de s'aggraver. À l'exception de l'Afrique subsaharienne, tous les pays du monde ou presque sont touchés, à des degrés divers. Et aucune solution politique ne semble porter ses fruits. Il y a désormais suffisamment de recul pour prendre la mesure du phénomène et des conséquences tout à fait prévisibles d’ici une à deux générations : une grande partie de l'humanité semble vouée à vieillir puis à décroître.

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Taux de fertilité dans le monde. Source : BirthGauge

Les enjeux économiques associés au vieillissement de la population vont au-delà du simple financement des retraites. Ce sujet soulève en lui-même des questions systémiques, en particulier dans les pays dotés d'un système de retraite par répartition comme la France mais, dans un esprit de prospective, nous devons dépasser la dichotomie actifs/retraités et considérer plutôt ce qui se passe lorsqu'une part croissante de la population perd son autonomie et sombre dans la dépendance.

À mesure que les forces vives diminuent, les communautés devront trouver des solutions innovantes pour maximiser la valeur économique qu'elles peuvent extraire des retraités encore autonomes. Il ne fait aucun doute que les populations actives s'organiseront d'elles-mêmes pour tirer parti de l'énergie et de l'expérience des seniors. Il semble être dans l'intérêt de tous que les seniors continuent à consommer et à contribuer ou à prendre part aux projets menés par les actifs. D'autant plus si la stimulation s'avère bénéfique pour leur santé mentale et physique.

Ce processus nécessitera-t-il une orientation et une supervision ? Il ne s’agit pas seulement d’une question macroéconomique, mais également d’une question de droits humains. Car la dépendance s’impose souvent aux dépens de la dignité humaine, et que la dignité humaine est la clé de voûte des droits humains.

Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.

Déclaration universelle des droits de l'homme, Article Premier

À la lumière de l'objectif de maximisation de la dignité humaine, la situation démographique est alarmante. Dans les pays occidentaux, la proportion de femmes sans enfant tend progressivement vers 25 %. Les hommes sont évidemment aussi concernés par cette tendance. Qui s'occupera de ces personnes une fois dépendantes ? Aujourd’hui, cette question se pose généralement dans le contexte de conflits familiaux. Dans une génération ou deux, elle hantera beaucoup de ceux qui n'ont ni nourri ni langé d'enfants qui pourraient leur rendre la pareille.

Et il ne s’agit pas seulement des familles sans enfant.

Les enfants uniques pourront-ils supporter le poids mental et financier de la dépendance de deux parents? Pour maximiser la dignité humaine, il faut faire l'hypothèse que non.

La charge de ces personnes dépendantes reviendra donc à la communauté, à l'État. Or les courbes démographiques montrent que de nombreuses nations manqueront de bras pour s'en occuper directement et/ou de contribuables pour financer indirectement la prise en charge.

Les techno-optimistes argueront que la robotique atteindra alors des niveaux de sophistication tels qu’il n’y aura pas de pénurie de main-d’œuvre. C’est possible. Mais cela n'enlève rien au problème de financement des États dans un contexte de diminution significative de la population active.

Dette Souveraine

Il existe deux principales voies de financement pour un État : la fiscalité et l’inflation.

Une population active qui consomme, qui investit et, surtout, qui emprunte, a un effet inflationniste. Une population qui vieillit peut temporairement consommer plus mais elle emprunte moins. Une population dépendante n’emprunte pas du tout et ne consomme pas plus que son minimum vital.

Une population active qui décroît a un effet déflationniste, et cet effet est amplifié si la population inactive devient dépendante. Or la déflation est un scénario qui n'est que très rarement envisagé par les économistes. « Déflation » est l’équivalent économique de « démographie » en politique : le mot en « d » à éviter à tout prix.

On préfère parler d’inflation, principalement pour en souligner les effets négatifs : si vous avez des liquidités ou des actifs qui ne sont pas indexés sur l’inflation, le pouvoir d’achat de vos actifs diminue avec le temps. Et, souvent, vos revenus ne sont ajustés à l’inflation qu'après un certain temps. Une forte inflation est mauvaise pour cette raison.

Mais si vous êtes endetté à long terme, que vous soyez un individu qui emprunte auprès d'une banque ou un pays qui émet des obligations, vous devez également considérer l’inflation du point de vue de votre passif. Si un pays emprunte dans une devise dont la valeur relative diminue en raison de l’inflation, alors la valeur relative de sa dette diminue. Mais en même temps, les recettes fiscales augmentent avec l’inflation. L’inflation est ainsi la solution miracle aux déficits budgétaires. C’est pourquoi le scénario de base de tout économiste est une inflation faible, mais positive quoiqu'il arrive.

Inversons maintenant le raisonnement avec de la déflation : d’une part, la valeur relative de la dette augmente, et d’autre part, les recettes fiscales diminuent. La catastrophe économique n’est pas l’endettement en lui-même ; c’est la combinaison de l’endettement et du manque d’inflation.

Les recettes fiscales sont une variable importante de cette équation impossible. Il faut les décomposer en plusieurs catégories pour comprendre l'impact de la situation démographique : impôt sur le revenu, TVA, impôt sur les sociétés, impôt sur les successions.

Existe-t-il un scénario où la diminution de la population active, couplée d'une augmentation de la population dépendante, ne conduirait pas à la déflation et à une baisse des recettes fiscales ?

C'est envisageable dans le cadre d'une révolution technologique. On l’a touché du doigt en évoquant l'idée de robots d'aide à la personne dépendante. Nous sommes peut-être à l’aube d’une nouvelle révolution industrielle avec l’émergence de l’intelligence artificielle, dont la robotique suivra nécessairement1. Explorons donc l’angle techno-optimiste.

La pression inflationniste qui accompagne généralement toute révolution technologique est due à l’augmentation de la productivité. Les gains de productivité se diffusent dans l’économie en vertu de la loi de Baumol. Bien que cet effet soit bien documenté, une baisse de la population en âge de travailler est sans précédent dans l’histoire des révolutions industrielles – du moins depuis qu'on les étudie. Une inflation au moins égale à zéro semble impliquer, a minima, le scénario d'équilibre suivant: il faut que la technologie permette de produire mieux et plus, mais que les hommes et femmes jouent toujours un rôle critique, de sorte que la quasi-totalité des gains monétaires issus de l’augmentation de la productivité soient « réinvestis » dans les rémunérations des employés. Les travailleurs doivent tout simplement être beaucoup mieux payés. Si l’augmentation des salaires compense la diminution du volume de travail, l’implication pour les recettes d’impôt sur le revenu est plutôt triviale.

Ça l'est beaucoup moins pour la TVA et l'impôt sur les sociétés car l'offre, rendue possible par la technologie, doit rencontrer une demande. Or, structurellement, la plupart des marchés finaux se contracteront en volume en raison de la démographie.

L'équilibre devient d'autant plus précaire que l'hypothèse initiale, selon laquelle la main-d'œuvre humaine à très haute valeur ajoutée reste absolument nécessaire, peut être questionnée. L’angoisse des néo-Luddites est un scénario où les robots et l’intelligence artificielle remplacent directement les humains ou, à tout le moins, nivellent tous les salaires par le bas. Les entreprises feraient peut-être des profits records, mais suffira-t-il à l'État de les taxer pour y trouver son compte ? Les techno-optimistes rétorqueront que, si le coût de l'intelligence décroît ainsi, alors les prix de tous les biens et services diminueront également drastiquement et tout deviendra accessible à tout le monde à un coût marginal (car l'intelligence est la valeur ajoutée). Ce scénario de science-fiction2 peut faire rêver les consommateurs, mais c'est une catastrophe pour les finances des États.

Les États pourraient trouver du réconfort dans la perspective de recettes fiscales plus élevées sur les successions. Après tout, le phénomène de déclin démographique est la conséquence du décès des personnes et, lorsque cela arrive, l'État peut être éligible à une quote-part de la valeur transmise d'une génération à une autre. Cela ne concerne pas tout le monde, seuls ceux dont les actifs dépassent un certain seuil par descendant sont concernés. Mais cela constitue néanmoins une manne pour l'État. Une manne que l'on pourrait qualifier de providentielle si l'on tient compte de la richesse relative des baby-boomers par rapport à leurs parents. Et pour les générations X, Y et Z, le transfert de richesse devrait être réparti sur moins de descendants, et plus éloignés, ce qui signifie que les seuils peuvent être plus facilement atteints et que les taux d’imposition moyens peuvent être plus élevés, toutes choses égales par ailleurs.

Il faut s'attendre à ce que l'impôt sur les successions devienne un enjeu politique autrement plus important que l'impôt sur le revenu. Les baby-boomers resteront en effet des électeurs influents, par leur nombre et par leur implication dans les scrutins3. Alors, lorsque leur attention se portera sur les droits de succession, celle des politiciens suivra. Sauf changement de politique sur l'imposition, il semble possible de modéliser la valeur à laquelle un État pourrait être éligible. Et de mettre en perspective les résultats d’une telle simulation avec la dette souveraine. Mais là encore, l’impact de l’inflation sur les actifs des ménages serait une variable essentielle.

Dans tous les scénarios possibles, il y a un cas intéressant : celui où la dette d’un État est très largement détenue par ses propres citoyens. À condition que le patrimoine de ces citoyens dépasse le seuil minimal pour payer des droits de succession, l'État prélèvera une valeur indexée sur sa propre dette. La dette détenue par les citoyens est, en quelque sorte, moins coûteuse que celle détenue par des entreprises ou des individus étrangers4.

Avant de publier cet article, l’actualité m’a rappelé une source potentielle de revenus que j’avais omise et qui revient à la mode : les droits de douane. Donald Trump les a évoqués à de nombreuses reprises en 2024 et 2025 comme une alternative à d’autres sources. Mes réserves sur cette affirmation précise n'autorisent pas à simplement écarter l’idée. Force est de constater que les droits de douane s’intègrent difficilement dans le schéma de financement décrit ci-dessus, ce qui justifie de consacrer plus d’une minute à réfléchir à leurs implications. À première vue, les droits de douane ressemblent à une intrigante panacée : non seulement ils entraînent de l’inflation, mais ils financent l’État par la même occasion. Ils ne peuvent pas être une solution à long terme, en particulier lorsque les pays qui les imposent manquent de main-d’œuvre, car cela pourrait miner la compétitivité globale des industries nationales. Mais ils constituent certainement un outil original au fond de la boîte à outils fiscale.

Pour lever tout doute, la lutte contre la déflation n’est pas la raison pour laquelle les droits de douane reviennent sur le devant de la scène en 2025 : ils sont avant tout une arme économique efficace contre les pays qui vendent des produits et des services aux Américains. C’est l'une des armes économiques actuellement utilisées dans le cadre du grand bouleversement de l’ordre économique mondial.

Les nouvelles armes économiques américaines et chinoises

Indépendamment des dynamiques démographiques, nous vivons les prémices d’une nouvelle guerre froide où deux superpuissances, les États-Unis et la Chine, s’affronteront – espérons-le sans confrontations militaires directes. L’aide étrangère et les droits de douane sont largement utilisés comme leviers dans des négociations qui dépassent le simple commerce. Et l’arsenal économique s’étoffe. D’une part, avec l’émergence de nouvelles technologies d’intelligence artificielle et de robotique et, d’autre part, par une nouvelle course à l’espace. Ces nouveaux leviers de pouvoir sont à la fois une question d’influence et une condition nécessaire à la suprématie.

Les deux camps ont commencé à convertir leur leadership technologique en arme économique. Les États-Unis disposent des meilleurs systèmes d’IA privés – mis à la disposition du gouvernement5,6 – mais l'avance sur le plan du software ne peut être défendue, car chaque innovation est répliquée à l'étranger avant même que la bureaucratie n’ait le temps de la digérer. Pour faire de l’intelligence artificielle une arme économique, les États-Unis doivent utiliser deux stratégies : (i) garder secrets les modèles les plus avancés le plus longtemps possible et (ii) restreindre l’accès au hardware.

Foyer des trois leaders du cloud, Google, Amazon et Microsoft, les États-Unis ont, de facto, le contrôle de la puissance de calcul nécessaire pour faire tourner les meilleurs modèles d’IA. Ils ont tout mis en œuvre, depuis plusieurs années, pour empêcher la Chine de construire des data centers avec les meilleures puces graphiques (GPU). Aujourd’hui, les États-Unis utilisent la puissance de calcul comme ils utilisent leur monnaie : comme un outil réglementaire à portée mondiale dont les opérateurs sont chargés du contrôle de la conformité, et comme un vecteur de sanctions contre les États qui ne sont pas des partenaires commerciaux et politiques. Cela a des répercussions sur la politique intérieure des pays concernés. Par exemple, l’un des derniers décrets présidentiels de Joe Biden en janvier 2025 contredisait la libre circulation des marchandises au sein de l’UE – l’un des principes les plus fondamentaux pour l’Union.

Malgré leur leadership en matière de logiciels et d’infrastructures, les États-Unis ne contrôlent pas l’intégralité de la chaîne de valeur. Bien au contraire. Les concepteurs de puces et de logiciels pour les utiliser sont américains. Nvidia est la figure de proue de cette industrie très en pleine ébullition où les acteurs historiques, Intel et AMD, ont eu du mal à prendre la vague. Ils finiront par le faire, car le gouvernement les y pousse. Google développe aussi ses propres puces (TPU). Dans la grande majorité des cas, ces puces sont fabriquées à Taïwan – constamment sous la menace de la Chine. Les puces sont par ailleurs fabriquées avec des machines d'origine néerlandaise, et nécessitent des matières premières qui sont très souvent contrôlées par… la Chine. En allant plus loin, la Chine contrôle la plupart des ressources permettant de fournir l'énergie non fossile dont les datacenters auront tant besoin si l'IA s'impose comme une technologie incontournable.

Les États-Unis sont donc engagés dans une course effrénée pour colmater les brèches dans leur couverture de la chaîne de valeur de l’IA, essayant de ralentir la Chine autant que possible, tandis que cette dernière essaie de concevoir et de construire ses propres puces7. Les États-Unis ont encore énormément d'avance, mais la Chine progresse à un rythme impressionnant compte tenu des contraintes matérielles auxquelles elle est soumise. La Chine ne se contente pas de répliquer, elle innove pour contourner les contraintes. La Chine est très loin devant l’Europe. Heureusement pour les Européens, les Chinois diffusent publiquement leurs modèles et leurs recherches – ce que ne font pas les Américains, à part Meta et Google dans une moindre mesure. La Chine tire un énorme soft power de son industrie technologique.

La dimension géopolitique de l’IA est observable partout. J’ai écrit à ce sujet en 2023, et cela a été plus récemment illustré par la publication d’un modèle d’IA par une entreprise chinoise appelée Deepseek. Ce modèle avait des capacités équivalentes à ce que les laboratoires américains offraient alors au grand public. Le modèle a été mis à disposition sous une licence permissive (MIT), et Deepseek a quasiment expliqué comment ils surmontaient les contraintes matérielles imposées par les États-Unis. La publication a eu lieu le jour de l’investiture de Donald Trump, et a été l’occasion pour les Chinois de montrer le PDG de Deepseek à la télévision officielle pour la première fois, dans une interview avec le numéro 2 du gouvernement chinois. Même si Deepseek est à l’origine une filiale d’un hedge fund chinois sans lien avec le gouvernement, on ne vous reprochera pas d’y voir un message politique.

Si Deepseek restait relativement inconnu en dehors des cercles de spécialistes jusqu’en janvier 2025, c’était un acteur établi8. Ils avaient lancé une terrible guerre des prix sur les API plusieurs mois auparavant (jusqu’à 90 % moins cher qu’OpenAI). Une guerre d’usure que seuls les géants de la Tech américaine ou chinoise semblent pouvoir gagner – Google est le plus compétitif de tous. Les chances que Deepseek puisse survivre à la guerre des prix paraissent très faibles jusqu'à ce qu’ils reçoivent le soutien du gouvernement après leurs prouesses d’ingénierie. Dans le cadre de leur récente publication, ils ont également lancé une application qui fut pendant un temps la plus téléchargée aux États-Unis, avec les conséquences que l’on connaît en termes de sécurité des données et de respect de la vie privée.

Il ne faut pas se focaliser sur l'actualité d'une seule société, un tel tour de force par un concurrent de Deepseek aurait fini par arriver. Il y a un mouvement de fond que ne semblent pas percevoir les baby-boomers ou les millenials : la Chine est aujourd'hui à la pointe de la technologie, ce que la génération Z reconnaît, comme le prouve son utilisation importante de technologies chinoises (gadgets, réseaux sociaux, places de marché…) malgré des préoccupations légitimes quant aux dangers potentiels.

Pour revenir à l'IA, il y a certains segments où la Chine est très en avance sur les États-Unis – du moins sur ce qui est partagé avec le grand public. C'est le cas des modèles d'embeddings (essentiels à la recherche sémantique) ou de certaines modalités comme la vision (input) et la vidéo (output). Seul Google semble capable de rivaliser avec ce que proposent les Chinois. Et tout cela a des répercussions pour certains usages des modèles d'IA, comme la robotique – civile ou militaire – où la Chine semble impossible à rattraper.

L’espace

La nouvelle guerre froide aura des dynamiques étonnamment similaires à la précédente. C'est notamment le cas pour la course à l'espace, qui a de nombreuses implications économiques.

Les compétences chinoises en matière spatiale9 sont méconnues.

  • Depuis 2020, la Chine a achevé son réseau de satellites de navigation Beidou, la rendant totalement indépendante des solutions étrangères, et notamment du réseau GPS américain.
  • La Chine a déposé un rover sur Mars en 2021
  • La Chine est le seul pays qui possède une station spatiale « souveraine ». Tiangong 3 n'a que 3 modules (contre 16 pour la station ISS de l'Europe, du Japon, de la Russie, des États-Unis et du Canada), mais aucune autre nation n’est capable de maintenir seule une station, même à 3 modules. Cette station devrait être opérationnelle jusqu’en 2037, soit 7 ans après ISS.

Aux États-Unis, la nouvelle course à l’espace n’émane pas directement d’une institution comme la NASA ou le gouvernement, mais d’un individu – américain par adoption – : Elon Musk. Jeff Bezos, un autre milliardaire, devrait concurrencer Musk à moyen terme avec sa propre entreprise, Blue Origin, mais SpaceX est pour l’instant sans rival sur le marché de la mise en orbite. Ses fusées réutilisables, qui faisaient sourire en Europe lorsque Arianespace dominait, se sont imposées comme la nouvelle norme.

Musk accumule les contrats commerciaux et gouvernementaux. Il envoie aussi ses propres cargaisons dans l'espace. Starlink, son réseau d’environ 7 000 satellites de télécommunication, est devenu un enjeu géopolitique majeur dans l’indifférence générale. Pourquoi est-il si important ?

  • S’il ne serait pas surprenant que la lune de miel avec Donald Trump fasse long feu, Elon Musk est aujourd’hui proche du gouvernement américain. Si proche qu'il a un rôle officiel dans l'administration.
  • Les satellites de Starlink permettent de communiquer pratiquement partout dans le monde sans passer par les infrastructures officielles. Ils permettent donc de contourner les potentielles régulations nationales ou régionales.
  • Les satellites permettent en outre de communiquer lorsqu'il n'y a pas, ou plus, d'infrastructure en état de marche. Comme dans le cas des conflits armés. Cette influence géopolitique s'est matérialisée dès 2023 en Ukraine, où Elon Musk avait un contrôle direct sur l'accès de l'armée ukrainienne à Starlink. Il ne fait guère de doute que certaines personnes n’apprécient pas particulièrement l’idée qu’un individu – proche du gouvernement américain ou non – ait autant de pouvoir.

Starlink représente près des deux tiers des satellites en orbite autour de la Terre. En cas d'incident, les débris peuvent déclencher une réaction en chaîne affectant potentiellement tous les autres satellites, et donc un grand nombre de services sur Terre. Et compte tenu des enjeux géopolitiques, un incident ne serait peut-être pas un accident : en 2007, la Chine a délibérément détruit un de ses satellites météorologiques de deux mètres de large avec un missile lancé à 29 000 km/h, ce que Wired9 a décrit comme un accomplissement militaire équivalent à détruire une balle de revolver avec une autre balle. Et début janvier, des scientifiques chinois ont annoncé avoir simulé une chasse aux satellites Starlink. Le XXIe siècle sera peut-être le théâtre d'une vraie guerre des étoiles.

La domination commerciale chinoise rend les Américains nerveux et met les Européens à genoux

Les développements technologiques futurs et leurs impacts économiques et géopolitiques ne sont que spéculation à ce stade. Mais nous pouvons déjà constater la polarisation du monde économique, avec un déclin significatif de l’Europe en termes de commerce.

L’excédent commercial chinois a atteint mille milliards de dollars en 2024 – un chiffre jamais atteint par une autre nation auparavant. Il révèle l’ampleur de la domination chinoise. Cette domination ne se limite plus aux produits de consommation bas de gamme, mais s’étend désormais aux équipements haut de gamme. Les pays qui avaient tout misé sur des industries de pointe, comme l’Allemagne, subissent de plein fouet la concurrence de la Chine qui a non seulement cessé d'importer, mais qui exporte ses produits à des prix si bas qu’ils sont compétitifs partout dans le monde malgré les droits de douane. Les importations de produits allemands en Chine ont ainsi chuté de 11 % en 2024 (tandis que les exportations de produits chinois vers l’Allemagne ont augmenté de 6,5 %)

Le modèle allemand a une inertie inhérente qui signifie que le pays entre dans un cycle très compliqué. Mais c'est la vieille Europe toute entière qui va devoir se réinventer, car les perspectives sont bien sombres. Pour l’Italie, en raison de sa situation démographique, pour le Royaume-Uni, en raison de son isolationnisme. Le fardeau de la France semble le plus léger, malgré sa situation politique volatile.

Pour l’Europe, la convergence de ces dynamiques à long terme – déclin démographique, dette souveraine et guerre froide économique et technologique entre les États-Unis et la Chine – dresse un tableau peu réjouissant pour les décennies à venir. L’Europe se retrouve prise en étau entre ces forces tectoniques, mais n’est plus la priorité stratégique qu’elle était pendant la première guerre froide. Alors que la Chine et les États-Unis se disputent la suprématie technologique et économique par le biais de l’IA, de la technologie spatiale et de la domination commerciale, le Vieux Continent doit faire face non seulement à son statut géopolitique en déclin, mais aussi à son vieillissement rapide de la population. Ces défis ne sont pas insurmontables, mais ils nécessitent une niveau de réflexion à long terme et d’unité continentale qui font aujourd’hui défaut. Pour la Chine, la perte de la moitié de sa population dans les 50 prochaines années entraînera aussi nécessairement des troubles internes, quelle que soit sa situation géopolitique.



1 voir Machines Domestiquées pour une analyse approfondie de la technologie et de la vie humaine.

2 Mon opinion personnelle, pour ce qu’elle vaut, est que le scénario de science-fiction a une faible probabilité

3 C’est l’une des principales raisons pour lesquelles le sujet du vieillissement de la population est tabou.

4 Ce qui est également vrai, mais dans une moindre mesure, pour la dette détenue par les investisseurs institutionnels nationaux si l’impôt sur les sociétés couvre les intérêts perçus par ces investisseurs

5 https://investors.palantir.com/news-details/2024/Anthropic-and-Palantir-Partner-to-Bring-Claude-AI-Models-to-AWS-for-U.S.-Government-Intelligence-and-Defense-Operations

6 https://openai.com/global-affairs/introducing-chatgpt-gov/

7 Les informations sur les avancées chinoises dans le domaine des semi-conducteurs doivent généralement être prises avec prudence, mais il semble évident que la Chine rattrapera son retard au cours de cette décennie. Les GPU Nvidia restent la solution de prédilection pour entraîner les modèles d’IA, mais les puces domestiques, notamment celles de Huawei, sont désormais utilisées pour l’inférence.

8 Deepseek disposait de modèles de pointe pour les mathématiques et le code en 2024. Ils ont été mentionnés dans tous les articles du blog Not_too_fast du second semestre 2024.

9 https://www.wired.com/story/china-space-race/

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