Michel Rouger, le talent extraordinaire d’un homme ordinaire

Cet article est associé à un projet que nous avons développé ou soutenu :

MicRou

Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,

L’univers est égal à son vaste appétit.

- Le Voyage, Les Fleurs du Mal, Charles Baudelaire

Michel Rouger, qui s'est éteint à l'âge de 94 ans il y a exactement un an, fut et restera une immense source d’inspiration. Toute personne ayant croisé son chemin doit pouvoir témoigner de trois choses : une mémoire hors du commun, un charisme surprenant, souvent insoupçonné1 pour qui ne le connaissait pas, et une réussite insolente.

Son parcours professionnel, débuté en Saintonge avec pour seul diplôme le permis poids lourd, s’est étendu sur près de 8 décennies durant lesquelles il fut, entre autres, “chauffeur livreur, patron des risques financiers d'une banque, [...] d'une agence de voyages, d’un grand tribunal, d'un centre de recherches sociétales, ou du plus gros conglomérat d'entreprises créé après la défaillance du Crédit Lyonnais”. J’ajouterais à la liste directeur d’un centre de formation, ou encore arbitre dans des médiations internationales. Présenté ainsi, le parcours suffit à inspirer le respect voire l'admiration, mais l'accumulation de titres ne constitue pas, en soi, une source d'inspiration. Elle vient plutôt des innombrables rencontres et des incroyables expériences qui ont jalonné ce parcours ; des épisodes délicieux qu'il aimait raconter en privé et qui sont largement évoqués dans les ouvrages qu’il a écrits à la fin de sa vie.

Ces ouvrages, parmi lesquels La Vie d'un Grimpeur, 40 Voyages au temps du monde ouvert, les Rois Prodigues, La République est Morte, Vive la République ou Regard d’Enfant sont autant de carnets de voyage dont les protagonistes pourraient être des personnages distincts. Le chef de famille Rouger, l’entrepreneur Rouger, le Président Rouger ou le citoyen Rouger étaient tous de "vrais voyageurs" tels que les décrivait Baudelaire ; ceux qui "sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons!"2. Dans un texte sur sa carrière dans le crédit entre 1960 et 1980, il donna un aperçu du "carburant rare" nécessaire à de tels voyages et dont il semblait avoir des ressources illimitées:

"Comme je ne savais faire que le seul métier que l’école m’avait appris, Apprendre, merveilleux mot à double entrée, je me suis appliqué à rechercher dans la gestion des risques, matière à ne pas rater l’ascenseur lorsqu’il s’arrêtait à mon niveau pour l’étage supérieur. Je crains que cette disposition n’ait aucun sens pour ceux qui se contentent d’être de bons technos du savoir [...].

C’est tant mieux pour les preneurs de risques. Ils ont ainsi le bonheur de ne pas avoir à partager le carburant rare, qui fait avancer l’ambition, avec les obsédés du point, de l’échelon, de la classe, du grade, maîtres mots des discussions des cantines bancaires."

- Expériences professionnelles, Fonds Documentaire MRC, date inconnue

Bien que les galons ne furent jamais un objectif, il finit malgré tout par les collectionner ; conséquence de l'énergie déployée, durant toute sa vie, pour transformer des impasses en avenues. En filigrane de ses "carnets de voyage", il y a toujours une notion de responsabilité envers autrui, à plusieurs échelles (famille, employés, société). Cette responsabilité exigea souvent des sacrifices personnels mais toujours dans l'intérêt du plus grand nombre. Il détailla, dans un colloque sur le thème de la complexité à Cerisy en 2005, l’équilibre fragile entre risques et responsabilités:

"Je fais ce métier de décideur, à l’esprit autonome, depuis plus de 60 ans, j’y ai appris que par sa nature même, le décideur était un très gros consommateur autant de rétrospective que de prospective car il est un gros producteur de risques et de responsabilités. Le vrai décideur sait gérer la complexité, maîtresse encore plus exigeante que sa cousine l’ambition, comme il gère son adrénaline."

- Le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire entre devoir de prospective et obligation de rétrospective, colloque sur la complexité, 2005

Ses ouvrages, ainsi que tous les textes décrivant son parcours, inscrivent dans le temps les valeurs d’un des derniers représentants d’une espèce en voie d’extinction : l’autodidacte absolu tutoyant les élites de son monde. Rarement dans la lumière mais directement impliqué dans les plus hautes sphères politiques et économiques y compris au-delà des frontières françaises ; décoré pour ses services éminents – il était officier de la Légion d’honneur et de l’ordre national du Mérite en France et commandeur de l’ordre de Léopold 2 en Belgique - ; il s’est toujours distingué par sa capacité à comprendre les problèmes de fond, et donc à les résoudre.

"Alphonse Allais [...] aurait dit «les problèmes de fond méritent bien leur nom en cela qu'ils ne remontent jamais à la surface». Le rôle sociétal du décideur est de les faire remonter à la surface, là où surnagent les petites querelles qui bloquent leur émergence"

- Le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire entre devoir de prospective et obligation de rétrospective, colloque sur la complexité, 2005

Même lorsqu’il n’était pas investi d’une mission pour les résoudre, il a souvent cherché à expliquer les problèmes de fond en vue d’éduquer et de contribuer de façon contructive aux débats. Cette fonction d’utilité publique - malheureusement jamais reconnue par l’administration - est à l'origine d’initiatives telles que les Entretiens de Saintes (puis de Royan et d’Amboise), l’Echos des Arènes ou l’Institut Présaje, qui ont réuni plus de 400 contributeurs, auteurs et intervenants, au cours des 30 dernières années. Quelques 850 documents issus de ces initiatives ou de ses archives personnelles sont consolidés dans le cadre d’un projet-hommage (voir dernière partie).

Projection en 2 dimensions de la représentation vectorielle (1024 dimensions) moyenne des articles associés à chaque contributeur. Cette méthode permet de mettre en évidence la proximité sémantique entre les contributions et donc les thèmes de prédilection de chaque contributeur. La partie droite couvre majoritairement le thème de la justice, la gauche celui de l’économie. Se trouvent en haut des thèmes plus inhabituels tels que la piraterie maritime (Entretiens de Royan - 2011). Pour l'exercice, les documents ont été découpés en blocs de moins de 400 mots (plus de 5000 blocs au total) pour être processés par un outil d’intelligence artificielle (modèle Solon produit par Ordalie, spécialisé dans le domaine du droit). La taille des points sur le graphique est proportionnelle au nombre de blocs par contributeur. Les 5 plus gros contributeurs à part Michel Rouger sont mis en évidence.

Michel Rouger laisse ainsi un immense héritage intellectuel à sa famille et à tous ceux qui ont travaillé à ses côtés. Deux catégories dont j’ai eu la chance de faire partie. En tant que représentant de la première, j’ai été invité à jouer un rôle actif dans la cérémonie organisée après son décès. Le contexte imposait que ma contribution se limite alors à réciter des mots qui n'étaient pas les miens selon les conventions d’une institution millénaire. Ceux qui le connaissaient doivent saisir l'ironie de l'exercice. Du haut de mon pupitre, j'ai pu vérifier que, contrairement à l'adage, les morts ne se retournent pas dans leurs tombes.

Il m'aura fallu près d'un an pour me lancer dans une tentative périlleuse de lui fournir un hommage personnel plus conforme à ce qu’il fut. Encore fallait-il comprendre "ce qu’il fut".

Il a écrit sa vie au sens figuré comme au sens propre du terme et ses "mémoires", bien que déstructurés, forment un ensemble cohérent sur lequel on peut s’appuyer. Il faut accepter de travailler sur "sa" version de l’histoire que je peux malgré tout tenter d’éclairer grâce à un accès privilégié. Ce double biais tient aussi compte du souhait implicite - puisqu’il n’a rien laissé sur le sujet - de ne pas trop évoquer la dimension familiale de son parcours.

Une biographie parfaitement biaisée de Michel Rouger

La démarche a quelque chose d’intimidant pour qui n’a ni talent pour l'écriture, ni pratique éprouvée en la matière (rares sont les occasions d’entretenir mon français dont les lacunes sont désormais criantes). Pourtant, résister à tout syndrome de l’imposteur est la meilleure manière de lui rendre hommage, lui qui n’a jamais refusé l’obstacle même quand la vie l'empêchait de prendre de l’élan.

Il a beaucoup regretté de n’avoir pas bénéficié d’une éducation à la hauteur de ses capacités, pâtissant d’abord d'être né en décembre et de devoir attendre un an de plus que ses camarades pour entrer à l'école, ensuite des circonstances de la guerre mais, surtout, de la maladie - puis de la mort - de son père ce qui l’obligea à travailler pour assurer la subsistance de sa mère et de son frère.

Je ne sais pas s’il s’épanchait beaucoup sur les détails de cette période de sa vie. En tous cas pas auprès de ses petits-enfants. Je n’ai connu les épisodes les plus sombres3 que par le travail préparatoire à ce projet d’hommage. Peut-être était-ce par pudeur, peut-être cherchait-il juste à nous épargner les aspects les moins réjouissants alors qu’il y avait tant à raconter par ailleurs4. Toujours est-il que, pour évoquer les fondements de sa réussite, il procédait surtout par euphémisme, nous laissant le soin de construire puis d’assembler, par nous-mêmes, les pièces du puzzle.

Ainsi, en 2011, lors d’un dîner dans une brasserie rue Cambon à Paris, il expliqua à mon cousin Victor et à moi-même que la "chance" avait trois dimensions sur lesquelles on avait plus ou moins de contrôle : le hasard, la capacité à identifier les opportunités et la capacité à les convertir. Si le hasard n’a pas toujours joué en sa faveur, il excellait dans les deux derniers domaines.

Je n’ai pas attendu de devoir écrire une épitaphe pour chercher à percer le mystère de ce talent si singulier. Il y a 20 ans, alors que je vivais quasiment chez mes grands-parents pendant mes années de prépa, j’avais conclu que tout s’était probablement joué à l'adolescence, et les documents réunis pour ce projet ont fini de me convaincre. Pas tant du fait de la guerre que de son expérience de l’industrie du transport. Voici pourquoi.

Il n’y a rien de surprenant à ce que les nécessités de la guerre s'accompagnent d’opportunités pour qui est suffisamment débrouillard. Mon autre grand-père, né la même année et vivant en Normandie pendant la guerre, m’a d’ailleurs rapporté les mêmes petits trafics3. Sous l’occupation, trouver l’équilibre fragile entre risques et responsabilités présentait des enjeux autrement plus importants que pendant les 30 Glorieuses mais une oreille attentive suffisait à identifier des opportunités. Cette oreille, il l’a gardée jusqu'à très tard dans sa vie, prenant garde aux certitudes, qui "comme les oreillons, font gonfler la tête, rendent sourd et parfois stérile!".5

L’image de la "bonne oreille" fera certainement sourire ceux qui ont connu Michel Rouger tant son audition était mauvaise. D’autant plus si j’ajoute qu’il avait un coup d'œil exceptionnel…

Bon oeil, bon pied

Malgré sa "vue basse" il avait la faculté stupéfiante de déterminer, quasi instantanément, si "ca va passer" ou non. Ces intuitions s'appliquaient de la même façon à l’espace et au temps ce qui, à l’époque où il était transporteur, constituait certainement un atout majeur. Plus tard, elles lui permettront de ne jamais s’attarder dans des voies sans issues s’il n’y avait aucune brèche dans laquelle s’engouffrer.

Qu’elle soit innée ou acquise durant ses jeunes années, il a conservé jusqu'à environ 90 ans cette fine perception de l’espace et du temps, et c’était d’autant plus fascinant qu’il n’avait aucune formation technique ou scientifique (en mathématiques ou en physique). Il me rappelait ce marin rescapé du Maelstrom d’Edgar Allan Poe qui, sans connaître Archimède6, se sauva en sautant dans une barrique après avoir observé que les corps cylindriques semblaient se faire avaler moins vite.

Le tourbillon géant de Poe, celui qui engloutit indifféremment les navires, les baleines et les ours dont on peut entendre les lamentations depuis les îles alentour, renvoie à quelques épisodes marquants de la vie de Michel Rouger. Le rescapé témoigne de la profondeur prodigieuse de l'abysse, ce qui fait écho à la métaphore des commissaires aux comptes du Crédit Lyonnais en 1995.

"Lors de ma première rencontre avec les trois commissaires aux comptes des treize banques, filiales du Crédit Lyonnais, réunis, en décembre 1995, pour qu'ils expliquent la facture de trente milliards d'euros payée par les finances publiques, le silence fut pesant. Le plus courageux a choisi la métaphore et donné une explication courte, la seule pertinente : « On nous avait demandé de mesurer la profondeur du trou. Pour l'apprécier, on est descendus sans jamais trouver le fond. On a demandé qu'on nous renvoie de la corde. On nous a répondu : Il n'y a plus de corde, remontez !"

- La République est morte, Vive la République, 20207

Le Maelstrom fascine autant qu’il impose le respect. Dans la nouvelle de Poe, le marin se souvient de la déception, au moment d'être aspiré vers une mort certaine, de ne jamais pouvoir témoigner des mystères qu’il venait de percer : les arcs-en-ciels, de rayons de lune sur les parois d'ébène, le bercement presque confortable alors que les murs d'eau le protégeait de la tempête une fois la descente amorcée. Michel Rouger partageait à la fois cette capacité à s’émerveiller de tout et cette envie irrépressible d’en faire le compte rendu, souvent de façon poétique, pour la postérité. Pour autant, en ce qui concerne le Consortium de Réalisation (CDR) du Crédit Lyonnais, vous ne trouverez que des références sporadiques aux mystères de l’abysse qui attisent encore aujourd’hui la curiosité. Il avait émis le souhait de ne pas s’exprimer sur le sujet et ne fit que de rares exceptions dans Les Rois Prodigues et La République est Morte, Vive la République, comme ici, avec le récit de la vente de la Metro Goldwyn Mayer fin 1996.

"Cette opération, issue des aventures de la banque bis du Crédit Lyonnais8, réorientée en 1986, est la plus coûteuse pour le contribuable français, en même temps que la plus manipulée par de multiples intervenants.

L'aventure s'est terminée devant la commission de privatisation réunie à Bercy, fin 1996, qui a approuvé la bonne exécution des travaux exigés et a donné son autorisation.

Il faut dire que, jusqu'au dernier moment, c'est-à-dire le matin même de la réunion de la commission de privatisation, chargée de valider cette cession, une intervention d'origine inconnue, du moins officiellement, a tenté d'influencer le cours des opérations dans le sens souhaité par ces intervenants occultes.

Le jour où, en tant que président du CDR, je devais donner mon accord à la banque conseil afin qu'elle bloque l'acheteur, j'attendais la réponse des différentes structures de l'État, qui avaient été sollicitées par mon conseil d'administration.

Nous étions alors dans un de ces ponts dont la France a le secret et dont avaient profité toutes les autorités pour s'absenter.

J'ai dû, à la dernière minute, c'est-à-dire à 23h30, heure de Paris, donner le top départ de la cession. Après quoi, à peine revenus de leurs escapades, les influenceurs, privés du bon coup qu'ils avaient mijoté, se sont déchaînés dans la presse contre le CDR.

Tout cela sous le regard ébahi des dirigeants américains qui, d'abord, avaient refusé de venir à Paris comparaître devant la commission de privatisation qui leur apparaissait comme un « soviet à la française », et qui, ensuite, ont accepté quand ils ont compris les conséquences de leur absence pour leur business.

Cette aventure a été jugée par les hauts fonctionnaires de la commission de privatisation et il ne saurait être question de revenir sur les opérations soumises à leurs jugements, ce que certains "influenceurs" n'ont pas manqué de faire, en vain.

L'influenceur principal avait appartenu à l'entourage communicationnel de François Mitterrand et affirmait avoir poursuivi ses fonctions dans l'entourage de Jacques Chirac. Il disait avoir trouvé au sein du cinéma français, avec l'aide d'une société londonienne, l'argent nécessaire au rachat de la MGM au CDR. Classiquement, il a utilisé les médias pour faire savoir que ces investisseurs étaient prêts à payer 1,3 milliards de dollars, ce que personne n'a jamais vu.

Il se trouve qu'au même moment, la banque conseil (française) de New York, chargée de vendre la MGM, avait trouvé un acquéreur prêt à payer 1,6 milliards de dollars. Quand celui-ci a appris dans la presse l'intervention présentée comme pilotée par les autorités politiques françaises, il s'est retiré, la France a perdu 0,3 milliards de dollars et le processus même de vente de la MGM s'est retrouvé black-listé sur le marché international.

J'ai dû alors revenir sur le marché américain, entrer en discussion avec l'avant-dernier propriétaire, celui qui avait vendu la MGM à son fossoyeur italien, lui-même racheté par la France.

Au passage, outre la garantie de paiement de 1,3 milliards de dollars, la transaction a permis d'annuler les poursuites engagées par le procureur de l'État de Californie qui réclamait 0,9 milliards de dollars à la France, et de retrouver sur place des actifs qui avaient été "oubliés".

Il s'agissait d'une quarantaine de motels répartis tout le long de la côte ouest des États-Unis, et d'une filmothèque de plusieurs milliers de films, déclarée sans valeur par un grand expert recommandé par Bercy, lesquels, selon l'avis de deux grands comédiens français, ont été réactivés et loués avec profit pour le CDR. Ces modestes objets trouvés ont été vendus, toujours avec profit.

Chacun comprendra qu'en reprenant une formule célèbre il fallait vouloir, pouvoir et savoir attendre vingt-cinq ans pour aborder cette aventure à la James Bond."

- Les Rois Prodigues, 2021

Il distillera beaucoup plus d’anecdotes sur d’autres crises ayant jalonné son parcours, à commencer par la quasi-faillite de l’entreprise familiale de camionnage en 1938, qui obligea ses grands-parents à partager leurs biens.

"Aux deux filles les immeubles, au fils l'argent qui permettra de payer les créanciers. L'humiliation s'ajoute aux chicanes"

Des crises, il y en aura beaucoup entre cet épisode fondateur et le CDR : reprise de l’entreprise de transport après la mort de son père en 1944; repartir de zéro en 1953 après la fin de la collaboration avec la SNCF alors qu’il venait d’avoir son première enfant3 ; fraude dans le crédit automobile à Bordeaux en 1955, quasi faillite de son employeur (crédit automobile) et fusion avec la SOFINCO tout aussi mal en point en 1957, consolidation des activités de crédit de la Compagnie la Henin (maison mère de la SOFINCO) en 1970 ou encore la nationalisation du secteur bancaire en 1981.3

"J'aborde le troisième éclatement [de la SOFINCO] né de la nationalisation avec le sentiment de bien dominer le kriegspiel qui se présente. Les cadres m'ont élu au conseil d'administration d'où ont été virés les anciens dirigeants amis. Mes rapports avec la nouvelle présidente, férue de consommation, sont empathiques à raison de mon passé en grand ensemble. Les 3 sociétés de services que je dirige sont sauves"

- La Vie d’un Grimpeur, 2015

Il faut croire que, lorsque l’on s’est découvert le pied marin, on finit par prendre goût à la navigation dans les eaux tumultueuses. L’entrée au Tribunal de Commerce en 1980 apparaît ainsi comme une suite logique. Il en deviendra Président en 1991, présidence qui sera marquée par quelques grandes affaires telles que l’explosion de la bulle immobilière, le premier jugement de condamnation de Bernard Tapie ou encore la fermeture et la liquidation de la Cinq avec la résolution du conflit qui opposait Jean Luc Lagardère et Silvio Berlusconi.9 Si nombres d’anecdotes sur son passage au Tribunal sont savoureuses10, ce sont surtout les circonstances qui l’ont conduit à le rejoindre, alors qu’il dirige l’agence de voyage APOLO11, qui méritent d'être retranscrites ici.

"À la mi- juin 1977, alors que le printemps a déjà été chargé en croisière et en congrès, le Président de SOFINCO, Bernard AUBE, me demande de le suppléer dans l'organisation du voyage dont il a la charge.

Depuis l'année précédente il est juge au Tribunal de commerce de Paris.[...] Sa demande de suppléance concerne [indirectement] le Tribunal et l'organisation du voyage qu'il s'est engagé à assurer, au mois d'août, pour satisfaire son président de chambre le grand joaillier parisien FRED. À l'instant où il me demande de l'aider, aucune démarche n'a été engagée pour préparer quoique ce soit, et le président FRED n'est même pas informé.

Néanmoins, il me demande de me charger de tout, y compris le plus difficile, aller expliquer à ce personnage habitué à fréquenter les grands de ce monde, que je me propose, très modeste inconnu, de réaliser l'opération dans l'urgence et de la réussir.

Je suis reçu de manière courtoise, mais glaciale en raison des six semaines seulement qui nous séparent de l'arrivée à San Francisco. L'objectif est d'organiser, en grande pompe, le passage à Los Angeles, où il est prévu que Monsieur FRED ouvre une filiale de sa joaillerie parisienne.

Les manifestations de cette consécration commerciale mondiale sont prévues sous différentes formes dans les institutions commerciales californiennes, donc à ce moment-là, j'ignore tout.

La semaine suivante après avoir fait le tour d'un projet qui tienne debout, malgré son montage précipité, et recruté *the right man* pour m'aider, la seconde réunion fut positive et nous avons, tous les deux, engagé progressivement, une relation de grande amitié qui s'est maintenue jusqu'à sa mort, vingt-cinq ans plus tard.

[...] Pour me remercier, Bernard AUBE m'a cédé sa place et sa robe au Tribunal de commerce de Paris, dont il a apprécié, dix ans plus tard, que j'aie tenté d'obtenir la Présidence et réussi à le faire, comme l'avait fait son arrière-grand-oncle, cent cinquante ans avant moi.

FRED qui avait exactement vingt ans de plus que moi, qui fréquentait la *jet-set* internationale, dans son business de joaillier, qui côtoyait toutes les grandes richesses pétrolières de ce monde dans les années où se sont installées les fortunes que nous connaissons, m'a beaucoup appris, d'un monde qui n'était pas le mien."

- 40 Voyages au temps du monde ouvert, Chapitre VIII, 2018

Cet épisode nous renvoie directement à la faculté qu’avait Michel Rouger de savoir que "ca va passer" et de s’organiser en conséquences. Je crois qu’il était conscient que ce n’était pas anodin puisque nous avons parfois discuté de l’absence de ce sixième sens chez des individus, parfaitement brillants par ailleurs, qui cherchent d’abord à organiser dans l’espoir, souvent vain, de ne pas subir ensuite les contraintes d’espace ou de temps.

Si la plupart des gens l’ayant côtoyé évoquent généralement sa mémoire extraordinaire lorsqu’on les interroge sur les qualités innées qu’avait Michel Rouger, je crois que ce sixieme sens, que j’ai vu mis en pratique si souvent, fut la vraie pierre angulaire de sa réussite12. Quand a-t-il pris conscience de cette différence? C’est difficile à dire, d’autant qu’il faut prendre avec prudence les histoires racontées plus de 80 ans après les faits. Mais il est certain que cette perception unique de son environnement s’exprimait déjà à l'adolescence.

"[les adultes] avaient supporté les futilités que je considérais imbéciles [...] Je refusais la passivité et l’échec que j’observais autour de moi."

- Regard d’enfant, 2023

Le rejet des conventions n’est pas particulièrement inhabituel à cet âge et l'extrême liberté dont il jouissait en l’absence d’encadrement entre 1941 et 19441, a peut-être permis d’affirmer une autonomie de pensée qui, chez lui, était totale. Des attitudes anticonformistes qui seront l’origine de confrontations avec son père mais dont il saura tirer une force pour le reste de sa vie.

"Cette absence de formatage m’a préservé du conformisme bancaire qui fabrique aussi facilement les catastrophes que les boucs émissaires désignés volontaires pour les faire oublier."

- Expériences professionnelles, Fonds Documentaire MRC, date inconnue

Il utilise lui-même le terme d’anticonformisme dans ses récits mais cela ne reflète probablement pas la réalité de son caractère: il savait parfaitement s'accommoder des conventions, comme l’a prouvé sa capacité à intégrer tout type de réseau. Il était tout l’inverse du génie légèrement autiste. Son charisme reposait justement sur sa capacité à projeter vers ses interlocuteurs ni plus ni moins que ce que le système dans lequel ils évoluaient avait de rassurant. Il rejetait surtout les normes n’ayant aucune justification pratique, en particulier si elles constituaient un frein à son évolution personnelle. Il n’est d’ailleurs pas du tout évident qu’il se soit épanoui dans un système normé d’éducation supérieure s’il y avait eu accès.

On ne le saura jamais puisque, dès l'âge de 16 ans, il se retrouva responsable de l’économie d’un foyer incluant sa mère et son frère de 5 ans son cadet. En accord avec son oncle, il mit ses ambitions entre parenthèses pour 10 ans et reprit l’entreprise de transport, à Saint-Jean d'Angély, dont il passera les rênes à son frère à ses 21 ans.

Feu de tout bois, surtout s’il est pourri

"Je ne me voyais ni fermier ni marchand et les petits fonctionnaires gratte-papier ce n’était pas pour moi."

Lorsqu’on est à l'aise avec la complexité, avoir l’ambition de faire plus et mieux que les autres semble parfaitement légitime. Mais un livreur de 16 ans au cœur de la Charente Maritime ne peut s’attendre à ce qu’on lui apporte sur un plateau les missions de prestige que les autres ne PEUVENT pas faire. Les opportunités viennent plutôt de ce que les autres ne VEULENT pas faire. Il ne s’agissait pas du "sale boulot" - son éducation et son sens des responsabilités lui interdisaient - mais simplement des tâches les plus ingrates ; celles qui restent au fond du panier des opportunités13. Il comprenait parfaitement l’aubaine que représentait toute cette valeur que personne ne vous dispute, et dont vous tirez même de la reconnaissance en plus de la renommée quand vous arrivez à l’extraire. Les réflexes acquis sur les bancs de l'école de la vie ne le quitteront jamais.

Pendant les 80 années qui ont suivi, et qui furent le théâtre de changements profonds sur les plans politique, économique et technologique, il s’est très souvent trouvé au bon moment au bon endroit; souvent là où on ne l’attendait pas. Il ne fut évidemment pas le seul à prendre la vague des 30 Glorieuses et à se laisser porter. "Monter" à Paris et s’installer dans "un grand ensemble de logements HLM, construit à la va-vite"14 fut le lot de nombreuses familles à l'époque. Ce qui est unique, c’est la distance sur laquelle la vague l’a porté… et qu’il ait continué à avancer alors que l’eau s’était retirée.

Identifier les opportunités est une chose, les convertir en est une autre. Indépendamment de toute faculté innée, des ingrédients essentiels à sa réussite récurrente ont été le sens de l’effort et le goût de la tâche accomplie. Il aurait probablement eu du mal à avouer qu’il dut quoique ce soit à son père, mais l'influence paternelle a largement contribué, directement et indirectement, à l’assimilation de ces valeurs. D’abord en raison de l’aide apportée dans l’entreprise de transport d'où il tirait son argent de poche.

"En novembre [1939], le camion de l'entreprise a été réquisitionné pour l'armée. Il ne restait plus qu'à acheter un cheval et ressortir les vieilles charrettes, ce qui faisait revenir aux durs travaux manuels d'avant le machinisme."

- La Vie d’un Grimpeur, 2015

Ensuite par les travaux dans les champs, notamment dans le cadre du service civique rural où l'avait envoyé son père inquiet de ses petits trafics et de ses attitudes anticonformistes. Dans son ouvrage posthume, Regard d’Enfant, il rapporte les propos de la patronne de l’exploitation où il passa six mois en 1943, avec trois compagnons âgés de 19 à 45 ans:

"La guerre nous offre à tous le moyen de cette réussite, je ferai tout pour que ces six mois ensemble se passent au mieux, même si les circonstances ne sont pas du tout favorables. Durant ces six mois de travaux, nous allons assurer la moisson de 17ha d’avoine, de 28ha de blé, de 5ha de maïs, et lorsque nous aurons terminé, nous vendangeons les 21ha de vignes du domaine."

- Regard d’enfant, 2023

Un an auparavant, ses parents l’avaient déjà envoyé "à la campagne", dans une exploitation d’une dizaine d’hectares gérée par une Gitane sédentarisée d’origine allemande:

"Il fallait [...] apprendre à moissonner à la faux les quelques hectares de céréales, dont le plus difficile était le maïs, avant de terminer par la vendange. Ce qui fut tout le contraire des vacances. Madame Diederich gérait son petit monde à l'allemande, sans laisser le temps de faire autre chose. Pas même jeter un tout petit coup d'œil aux journaux."

- Regard d’enfant, Chapitre 6, 2023

Rétrospective et prospective

Dès son plus jeune âge, il avait pris l’habitude de consommer énormément d'information. Sa tante lui apprit à lire à 5 ans ; son grand-pere lui passait ses journaux. La lecture constituera d’abord une fenêtre sur tout ce que le monde avait à offrir au-delà des rives de la Boutonne. Elle sera aussi souvent une échappatoire comme lors de sa quarantaine entre décembre 1933 et février 1934 après avoir attrapé la scarlatine. Ceci est aussi illustré dans un épisode datant de 1942 - sa dernière année de scolarisation:

"Notre professeur principal [...] partit [avant Noel] sans être remplacé, ce qui nous a valu de longues heures d’études seuls sans rien étudier. Ce fut pour moi une aubaine. J’avais ainsi gagné de nombreuses heures consacrées à la lecture de la presse [...]. Tout était bon à lire, surtout les magazine illustrés de toutes origines."

- Regard d’enfant, 2023

"L’enfant amoureux de cartes et d’estampes" trouva ainsi à cette époque un contexte favorable pour prendre la mesure de son vaste appétit. Sa fascination pour la lecture pendant près de 90 ans s’est matérialisée par une incroyable bibliothèque à laquelle il accordait une valeur énorme.

Plus généralement, il avait eu très tôt l’intuition géniale qu’il était important d’accumuler l’information, sous toutes formes et de toutes origines, bien au-delà de ce qu’un être humain pourrait lire au cours d'une vie. Cela paraît évident pour qui a grandi à l'ère du Big Data et qui connaît aujourd’hui les enjeux de l'entraînement de modèles de langage (LLM). Lui ne connaissait évidemment pas le concept de token15 pour découper le langage mais le simple fait d’avoir cherché à accumuler, comme il le raconte en 2015, "plus d’un million de caractères en 20 ans" était totalement visionnaire.

"Depuis 20 ans je dispose de plus de 1 million de signes d'articles, publiés hors des médias parisiens, selon le choix de silence que je me suis imposé."

- La Vie d’un Grimpeur, 2015

Pour autant, l’accumulation ne fut jamais une fin en soi. Elle fut simplement la conséquence d’une curiosité sans limites. Ce qui était particulièrement intéressant dans son rapport à l'information, c’est qu’il ne s’agissait pas tant de pouvoir la régurgiter que d’en assimiler les concepts pour les réutiliser dans d’autres contextes. C’était le secret de sa capacité à penser "outside the box" - un comble pour un livreur.

Cette faculté de généralisation, graal de tout chercheur en intelligence artificielle aujourd’hui, ne semblait reposer sur aucune méthode. Mais certaines habitudes y semblaient particulièrement propice, notamment le fait de mettre à profit le moindre temps calme, période où le cerveau est soumis à peu de sollicitations extérieures, pour réellement "digérer" ces informations. En tant que transporteur, les heures passées sur la route ont fourni les occasions de laisser son esprit vagabonder, alternant librement entre rétrospective et prospective. A l’heure où le fléau des troubles de l’attention prend une ampleur sociétale, il est bon de rappeler que l’on peut se mettre dans des dispositions favorables en se soustrayant aux stimulations16. Comme beaucoup de gens, il rapportait les bénéfices de la marche, activité qui était pour lui toujours "digestive". Mais j’ai pu observer à maintes reprises ce processus qui le rendait temporairement sourd et aveugle bien avant que son ouïe et sa vue ne l’abandonnent.

Ce qui pourrait s’apparenter à des rêves éveillés était sans aucun doute à l'origine des solutions pragmatiques qu’il savait trouver à tout type de problème. La métaphore du génie civil, utilisée en introduction en évoquant sa capacité à transformer des impasses en avenues, peut être largement filée pour décrire sa carrière. Il fut souvent amené à construire des digues, parfois des égouts, mais il a surtout excellé dans la construction de ponts, parfois incongrus17, entre des domaines d’expertise traditionnellement peu ouverts à la pluridisciplinarité. C’est peut-être encore une fois à son passé de transporteur qu’il devait son obsession à combler le vide, toujours est-il que les jours apparents entre les silos institutionnels lui semblaient parfaitement insupportables.

Projection en 3 dimensions de la représentation vectorielle (1024 dimensions) des 5300 blocs constituant les documents utilisés pour ce projet. Représentation vectorielle obtenue avec le modèle Solon.

Il invitait toute personne pouvant articuler des idées à contribuer à cet effort d’unification des réseaux, des compétences et des connaissances18. Il était non seulement convaincu que l’on pouvait apprendre de tous, mais il croyait aussi fermement à la réciproque: tout le monde avait quelque chose à enseigner. Ce fut parfaitement illustré au cours des 30 dernières années à travers Les Entretiens de Saintes/Royan/Amboise et l’Institut Présaje mais cela s’est manifesté dans de nombreuses autres initiatives, bien plus anciennes.

"L'installation dans le grand ensemble a suivi de peu les élections municipales de 1959. Ceux qu'on appelle les « résidents » n'ont aucune représentation au sein de la commune. [..] le projet sera lancé de créer des conseils de résidents sur lesquels il serait possible d'appuyer les structures sociales offrant aux femmes chargées d'enfants la découverte de leur nouvelle vie, dans la société de consommation née au cours des années 60.

L'affaire est rapidement réalisée avec un autre grand ensemble qui fait figure de locomotive, celui de Sarcelles. Chacun crée son Conseil de résidents19, la Caisse [des Dépôts] ses centres sociaux et la structure qui les gérera, chaque Conseil fait naître les associations féminines qui animeront l’ensemble. Spécialiste de la distribution des crédits je deviens animateur social pour l’apprentissage de la gestion des budgets familiaux. Jusqu’au Salon des Arts Ménagers où il faut donner des cours aux vendeurs et aux acheteuses.

Voilà pour la micro-économie mais je dois me rendre à une évidence, la lecture des journaux, voire des magazines ne peut pas remplacer un minimum de formation théorique. Vivre dans les crédits, du crédit et dans le crédit, suppose avoir une bonne connaissance théorique de ce que sont les anticipations économiques. Il faut comprendre le Plan, l’ardente obligation qui encadre toutes les activités de l'État surtout celles qui ont trait au logement et à la production de biens durables. Il faut découvrir les techniques de crédit scoring issues des statistiques et des calculs de probabilités.20

Tous ces enseignements se trouvent dans un Institut technique créé aux Arts et Métiers. Je vais participer pendant trois ans à ses travaux sans jamais y rechercher le diplôme, convaincu que je suis qu'il est préférable de n'en avoir aucun plutôt qu'un seul de niveau inférieur."

- La Vie d’un Grimpeur, 2015

La science politique, mais pas la pratique

L’extrait précédent laisse aussi transparaître le tropisme de Michel Rouger pour la chose publique. Profondément républicain - au sens étymologique du terme - il était très attaché aux notions de citoyenneté et de démocratie. Sa fascination pour la politique était schizophrénique puisqu’il était constamment balancé entre rejet des systèmes et des égos qui rendent les institutions défaillantes, et besoin irrépressible d'affirmer les valeurs qui lui étaient chères. Son intérêt était sincère et ses analyses politiques et géopolitiques étaient d’une grande finesse. Ses livres et ses blogs constituent ainsi de passionnants manuels d’Histoire du XXe siècle. Ils expliquent et illustrent les multiples changements de régime dont il a, souvent, été un témoin privilégié. Le regard de l’enfant espiègle qu’il restera toute sa vie éclaire de façon unique ses témoignages et ses réflexions21:

"Le 17 mai 1995, le président du Conseil constitutionnel, Roland Dumas, reçoit au palais de l’Élysée pour procéder à l’intronisation de Jacques Chirac en présence de François Mitterrand et de quelques centaines d’invités appartenant au monde politique et aux corps constitués de l’État.

J’assiste à la cérémonie, à côté (« collé serré », comme dans la chanson antillaise) de celui qui est donné comme devant être le second intronisé de la journée, Alain Juppé. Cette proximité, totalement silencieuse, me permettra d’assister à une scène immortalisée par un photographe.

Après avoir écouté l’allocution chaleureuse de son prédécesseur, le nouveau Président est allé saluer ceux des invités qui figuraient au premier rang. Il est arrivé, large sourire aux lèvres, heureux de retrouver celui qu’il considérait comme « le meilleur d’entre nous ». C’est à cet instant qu’il a fait naître, devant les invités, son futur Premier ministre, déclaré à l’État civil dans la journée.

René Monory, président du Sénat, attendait, figé. Philippe Seguin, président de l’Assemblée nationale, était submergé par une franche hilarité qu’il ne pouvait retenir en voyant approcher son plat préféré, le « colin froid à la chiraquienne »"

- Les Rois Prodigues, 2021

Il eut quelques opportunités de faire le grand saut en politique, d’abord en 1965 à Épinay, puis en 1995 à Saint-Jean d'Angély, mais renonça "à la douceur d’une retraite politique au sein d’une sous-préfecture dont la mairie disposait d’une porte qui pouvait s’ouvrir sur les couloirs du Sénat." Pas assez "canaille", pas assez flambeur… peur d'être flambé22, le costume ne lui allait tout simplement pas. Sa femme, Micheline23, le savait et elle a probablement été le principal facteur l’ayant tenu a l’écart de la politique. Mais, en public, il disait s'être lui-même convaincu qu’il y avait mieux à faire:

"Il n'y a pas besoin de diplômes pour exercer le métier de décideur, je l’ai vérifié. De toute façon il n'y a pas d'école pour le délivrer sauf dans le domaine de l'administration avec le succès mitigé que l'on connaît, qui vérifie que « le devoir ne peut se déduire d’un savoir ».

Il m'a été donné, pas toujours facilement, loin s'en faut, de montrer que l'exercice des facultés de décision était polyvalent, à quelques différences près dans les conséquences, jamais dans la nature. Qu’il s’agisse du métier de chauffeur livreur, de patron des risques financiers d'une banque, de président d'une société d'informatique, d'une agence de voyages, d’un grand tribunal, d'un centre de recherches sociétales, ou du plus gros conglomérat d'entreprises créé après la défaillance du Crédit Lyonnais, ce sont les mêmes repères et les mêmes réflexes.

Tout naturellement, cette capacité multifonctionnelle aurait dû conduire, celui qui est ainsi construit, vers l'élite républicaine des élus politiques dont les décisions, réputées lumineuses, permettent de rendre possible ce qui est souhaitable. La pratique de la prospective m’ a préservé de la tentation, lorsque, il y a vingt-cinq ans, j'ai considéré que le pouvoir politique perdrait en autorité ce que l'autorité judiciaire gagnerait en pouvoir."

- Le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire entre devoir de prospective et obligation de rétrospective, colloque sur la complexité, 2005

Le projet-hommage

Ce qui devait être un simple texte en hommage à Michel Rouger a rapidement pris la forme d’une biographie. Pour l’occasion, et avec l’aide précieuse de Philippe Rouger, j’ai réuni une grande partie de ses archives numériques, comprenant des documents qu’il a lui-même écrits ou issus de collaborations ou d’interventions organisées à son initiative. Ce corpus, qui couvre une trentaine d’années, contient de nombreuses réflexions et des échanges faits de rétrospective et de prospective. Il reste, de façon assez surprenante, parfaitement d’actualité. Il suffit de relire, en 2024, les débats sur la transition numérique et l’avenir du métier de journaliste (Institut Présaje - entre 2010 et 2015), ceux sur la piraterie maritime (Entretiens de Royan - 2011) ou encore ceux sur la justice face aux entreprises planétaires (Entretiens d’Amboise - 2015) pour se convaincre de la nécessité d’entretenir et de perpétuer l’héritage intellectuel de Michel Rouger.

Ce corpus est aujourd’hui mis à disposition de tous dans un dataset appelé MicRou. Une application web permettant de l'interroger devrait aussi voir le jour. Ce double projet-dans-le-projet est à son image : rétrospectif dans le contenu, prospectif dans les moyens, il a une ambition d’information et d’éducation en agrégeant une énorme quantité de données sans limites de domaines ou de thématiques. C’est une invitation à la pluridisciplinarité. J’ajouterais que, pour celui qui l'exécute, le projet implique aussi de ne pas se dérober face aux tâches parfois ingrates de nettoyage et de préparation des données… et qu'il encourage à brûler le "carburant rare qui fait avancer l’ambition".

Faire vivre la pensée de Michel Rouger, c’est aussi s’assurer que ce projet continue d’évoluer, de s’étendre. C’est encourager la diversité des expertises et des opinions en intégrant toute idée intelligemment articulée. C’est embrasser la complexité si nécessaire. J’invite ainsi quiconque souhaitant contribuer au dataset en mettant à disposition des réflexions ou débats, en français24, à contacter PITTI.

J'adresse mes remerciements à la famille Rouger et tout particulièrement à Philippe Rouger pour la mise à disposition des documents et l’aide apportée dans le cadre de ce projet. Remerciements aussi à Thomas Cassuto, Président de l’Institut Présaje, rebaptisé Institut Presaje - Michel Rouger en 2023, pour le soutien à cette initiative et pour l’énergie déployée - avec tous les contributeurs de Présaje - à faire vivre ce centre de recherches qui lui était si cher. Plus d’informations sur Présaje, ici.


1 il décrit lui-même dans La Vie d'un Grimpeur comment, au moment ou il s'émancipe, il jouit d'une grande liberté car il est considéré comme inoffensif "surtout s'il ajoute un air imbécile à sa vue basse"
2Le Voyage, Charles Baudelaire
3racontés dans La Vie d’un Grimpeur
4Il était loin du stéréotype du grand-père qui commence toutes ses phrases par "pendant la guerre…" aux repas de famille. C'est parfaitement illustré par le récit de ses 40 Voyages au temps du monde ouvert, à destination de sa famille, qui commence en 1971 et passe ainsi sous silence la période la plus sombre. Je lui avais écrit, en réponse à ce livre, que "les anecdotes sont souvent délicieuses, avec un « name-dropping » bien senti et, comme le virage des 30 glorieuses a été plus que bien négocié par les protagonistes, le bouquin nous offre un aperçu ce que les 20 piteuses ont eu de meilleur à offrir en termes de bling, de batailles juridiques et de controverses financières. [...] Il y a les noms passés sous silence par pudeur mais il manque surtout des histoires d’erreurs, d’échecs, d’hésitations et autres initiatives infructueuses. Et c’est dommage parce qu’on apprend énormément des erreurs".
5La formule, que je n’ai pas pu attribuer, est utilisée dans une intervention sur le rôle de l’expert dans un colloque (ni la date ni le lieu n’ont pu être identifiés). Il aborde les certitudes dans le cadre de l’opposition entre experts de la santé publique et ceux de la viticulture alors qu’il dirigeait un organisme public visant à rapprocher les deux mondes.
6Dans la nouvelle Une Descente dans le Maelstrom Poe fait référence à De Incidentibus in Fluido écrit par Archimède pour illustrer l’intuition géniale du marin. Il semble que Poe ait inventé ces travaux d'Archimède. La forme seule ne semble pas pouvoir expliquer la vitesse de descente dans le tourbillon.
7L’anecdote est aussi brièvement évoquée dans Les Rois Prodigues (2021)
8Plusieurs filiales ont parfois été qualifiées de Banque "bis" et considérées comme partiellement responsables des difficultés rencontrées par le Crédit Lyonnais. La SDBO, parfois Altus, sont les plus souvent citées, mais c’est par Credit Lyonnais Bank of Netherlands (CLBN) que tous les scandales liés au financement du Cinéma Hollywoodien sont venus.
9Les Rois Prodigues, Chapitre IV, 2021 ou les 40 Voyages, Chapitre XXV, 2018.
10Renault et Air France dans son blog de Juin 2020
1140 Voyages, Chapitre II, 2018
12 J’ai appris plus tard, et dans un contexte totalement indépendant des mes réflexions sur la singularité de Michel Rouger que mémoire et perception de l’espace et du temps étaient intimement liées. voir QuantaMagazine et PubMed
13 voir l’organisation du travail des prisonniers allemands que personne ne voulait approcher, Regard d’Enfant, 2023
14voir La République est morte, Vive la République, Chapitre VII. Il faut noter que ces grands ensembles, à l'époque, étaient une alternative luxueuse aux terribles conditions de logement, dénoncées par l’Abbé Pierre, dans le centre de Paris. "Il faudra galérer pendant deux ans dans des conditions de logement qu'on ne supporte plus aujourd'hui. Puis attendre juillet 59 pour s’installer dans un HLM construit à la va-vite par la Caisse des dépôts, à Épinay-sur-Seine, ville symbole politique, dans le grand ensemble d'Orgemont dont j'ai présidé le Conseil des résidents en 1965" la Vie d’un Grimpeur, Chapitre II, 2015
15Le concept ne sera appliqué qu'à partir de 2016 (GPT-2). Les archives personnelles utilisées pour ce projet représentent environ 2 millions de tokens.
17lire son article intitulé le Code civil et J3 l’adolescent, ou l’ école de la vie en dix articles, Fonds Documentaire MRC, date inconnue
18c’est ainsi qu’a été posée la première pierre de ce qui deviendra plus tard PITTI
19Il présidera le conseil d’Epinay jusqu’aux élections municipales de 1965
20Ses analyses sur la stabilité financière pouvaient être d’une grande finesse, mais il savait aussi se montrer très cynique sur les mécanismes en place comme lorsqu’il déclara en 2010-2011 que "les coussins bancaires sont remplis avec de la plume de dindon"
21voir le dossier nommé, par moi-même, politique-réalité regroupant ses analyses décalées (et jamais partagées hors de la famille) sur l’actualité politique française au début des années 2010. Exemple avec l’Union pour une Abstention Populaire faisant suite aux élections régionales de 2010: "L’UAP, a réuni son bureau national ce 22 mars, à Paris 13ème, rue des Moulinets, bien connue des pêcheurs à la ligne. Bien que la responsable de la communication se soit abstenue de toute déclaration, quelques éléments ont filtré, qui ont leur importance. Certains participants ont regretté que 4% des adhérents récents du 14 mars se soient abstenus de s’abstenir le 21. Ils ont invité les dirigeants à revenir aux fondamentaux pour éviter que d’autres cèdent à l’ouverture des bureaux de vote. Un abstentionniste de Neuilly s/Seine ( UMP 83 %) aurait proposé que l’on équipe les urnes d’un lecteur de cartes bleues pour encaisser, sur le bourgeois votant, une taxe compensatoire des frais du scrutin supportés par l’Etat. Un autre, d’Epinay s/Seine (abstentions 64 %) aurait recommandé que soit décerné le trophée de l’abstention sous forme d’un bras d’honneur en bronze, à la commune la plus méritante au regard des buts de l’UAP. La seule info à peu près crédible concerne l’élection du nouveau secrétaire général, un certain Roger Le DOUTE, l’inventeur du célèbre slogan : Dans Le Doute on s’abstient"
22Les Rois Prodigues, Chapitre III, 2021
23un chapitre entier aurait pu être consacré à Micheline, la co-pilote de son voyage extraordinaire. Dans les quelques 850 documents de ses archives personnelles, le sujet de la place de la Femme dans la société est souvent abordé. Mais Micheline était dans une catégorie a part : elle n’était pas la Femme, elle était LA femme. J’ai retrouvé dans les documents un e-mail que je lui avais écrit en 2018 : "Mamie est toujours présente mais joue rarement un rôle actif dans les anecdotes racontées. Elle est partout et nulle part à la fois, elle est dans le contexte de chaque voyage et elle est même parfois la raison du voyage. Tout est fait avec elle, parfois pour elle. Telle que décrite, ta relation de couple relève de la religion. C'est aussi mon approche d'être "fidèle"."
24Le dataset est aussi utilisé à des fins de recherche sur l’intelligence artificielle appliquée : ce corpus en français comprenant des réflexions et des débats, généralement longs et suivant des raisonnements logiques, présente un immense intérêt car la plupart des modèles actuels ont un biais anglosaxon du fait des données d'entraînement majoritairement en anglais.
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