Le temps est à la fois un concept qui nous est extrêmement familier et l’une des plus grandes énigmes scientifiques. Nous le percevons comme un flux inlassable du passé vers le futur, mais cette intuition n'a pas de fondement en physique. Pour citer Albert Einstein : « la distinction entre passé, présent et futur n'est qu'une illusion obstinément persistante ». Les équations d'Einstein envisagent le temps comme une simple dimension parmi d’autres dans la structure de notre univers, pas différente de l'espace en 3D. Cela signifie que, théoriquement, on peut se déplacer dans les deux sens le long de la dimension temporelle tout comme on se déplace dans l'espace. C'est non seulement paradoxal vis-à-vis de notre intuition, mais semble également contredire la seule loi de la physique par laquelle la direction du temps se manifeste : l'augmentation irréversible de l'entropie dans les systèmes fermés.
Pour résoudre ce paradoxe, il faut prendre du recul, beaucoup de recul, car le système à étudier est l'univers tout entier. Cet article d'Astronomy fournit un excellent aperçu des principales théories métaphysiques du temps.
Le bloc-univers éternel : le temps comme dimension
La théorie dominante, corollaire de la relativité générale d'Einstein, est celle du bloc-univers éternel. Dans ce schéma, il n'y a pas de « maintenant » : passé, présent et futur existent simultanément comme coordonnées d'un continuum espace-temps à 4 dimensions. Cette théorie a été validée par d'innombrables observations couvrant tout ce qui dépasse l'échelle quantique, y compris à des échelles qui rentrent dans le champ de la perception humaine. Pourtant, le bloc-univers éternel demeure déroutant.
Notre difficulté à accepter cette théorie tient non seulement à notre incapacité à visualiser quatre dimensions, mais aussi à deux défis conceptuels majeurs. Le premier est d’ordre philosophique : cette théorie implique que nous n'avons pas de libre arbitre. Le second est mathématique : des concepts tels que les nombres irrationnels ou l'infini n’ont pas vraiment leur place dans un système avec des coordonnées dans 4 dimensions. Ce paradoxe mathématique est exploré dans l’un de mes articles favoris de QuantaMagazine, qui révèle l’intrigant lien entre physique et théorie de l'information, et s’interroge sur les conséquences pour les espaces finis de l’existence d’objets contenant une quantité infinie d’information.
L’autre problème de la relativité générale est qu’elle s’effondre à l'échelle quantique. À cette échelle, le Modèle Standard est notre meilleure description de la réalité, même s’il échoue à expliquer certains phénomènes cruciaux, comme la gravité, la matière noire ou l'inflation cosmique. Puisque la gravité est censée affecter notre perception du temps, la dichotomie entre nos meilleures théories aux différentes échelles ajoute à la confusion sur la nature du temps.
Approches alternatives : le temps comme frontière
Deux théories alternatives abordent le temps avec des conceptions très différentes : d’une part le « Présentisme », dans lequel seul le moment présent existe, et d’autre part le «bloc-univers évolutif» ou « bloc-univers cristallisant », qui se rapproche plus de notre expérience quotidienne du temps - un passé fixe, un « maintenant », mais un futur non défini.
Aussi séduisantes que soient ces théories, nous devons nous méfier de nos intuitions face aux phénomènes physiques à des échelles extrêmement grandes ou extrêmement petites. Wolfram souligne que nous sommes des êtres « aux capacités de calcul limitées » qui ne peuvent percevoir que la situation dans son ensemble. La big picture nous expose à confondre corrélation et causalité. Cette limitation de l’intuition humaine fut d’ailleurs un thème majeur en physique et mathématiques au début du XXe siècle: les changements de paradigme dans ces domaines ont nécessité de délaisser les cadres intuitifs pour adopter des approches abstraites et axiomatiques1. Les mathématiques conçues ainsi fonctionnaient, même lorsqu’elles défiaient l’expérience quotidienne, et les intuitionnistes ont dû s’incliner devant l’axiomatique.
le grand mathématicien allemand David Hilbert, a adopté la vision désormais acceptée selon laquelle les nombres réels existent et peuvent être manipulés comme des entités complètes. Les « intuitionnistes » mathématiques, menés par le célèbre topologue néerlandais L.E.J. Brouwer, qui considérait les mathématiques comme une construction, s’opposaient à cette notion. [...] Bien que le cadre intuitionniste de Brouwer ait convaincu et fasciné des personnalités comme Kurt Gödel et Hermann Weyl, les mathématiques standard, avec leurs nombres réels, ont dominé en raison de leur facilité d’utilisation.
QuantaMagazine - Does Time Really Flow?
Le bloc-univers évolutif semble ressusciter une partie de l’esprit intuitionniste. Dans ce schéma le présent est une frontière entre deux régimes :
- À l’intérieur de la frontière : l’espace en 3D que nous connaissons avec des états définis
- Au-delà de la frontière : un nuage de possibilités quantiques sans coordonnées fixes dans l’espace ou dans le temps
Le concept de frontière offre une nouvelle manière de penser la direction du temps. Au lieu de considérer le temps comme la direction de l'augmentation de l'entropie, on peut inverser cette notion et l’interpréter comme le processus par lequel les possibilités quantiques se matérialisent en états définis – autrement dit, l’encodage d'information dans la structure d’un univers en 3D. Il faut alors imaginer que ce processus se produise à la frontière de chaque unité d'espace.
Théories modernes : calculer l'univers
D’une certaine façon, le temps représente le « progrès calculatoire » de l'univers, tandis que l'espace représente la « disposition de la structure de données »
Stephen Wolfram - On the Nature of Time
La notion de frontière peut être conceptualisée dans plusieurs schémas théoriques modernes. Le Projet de Physique de Wolfram, par exemple, envisage l'univers comme un hypergraphe d'« espaces branchiaux », un réseau qui se ramifie et fusionne pour représenter tous les événements possibles. Dans ce modèle, le temps n'est pas une dimension continue de l'espace, mais plutôt « l'application progressive de règles de calcul qui modifient continuellement la structure abstraite définissant le contenu de l'univers ».
L'hypergraphe de Wolfram rappelle la théorie de la gravitation quantique à boucles (Loop Quantum Theory - LQT), où notre espace tridimensionnel est constitué de nœuds discrets connectés en réseaux. Ces réseaux évoluent en séquences qui ajoutent et détruisent des liens et des nœuds, formant une structure appelée « mousse de spin ». En pratique, la “mousse de spin” est une structure en 3+1 dimensions, où le « +1 » représente l'avancée des séquences de changements dans le réseau.
Les théories de Wolfram et la LQT s’intègrent naturellement dans le cadre du bloc-univers évolutif, où le futur n'existe pas sous une forme concrète. Wolfram suggère que les états futurs pourraient théoriquement être calculés si toutes les règles étaient connues2, mais un tel calcul est bien au-delà de notre portée.
Information, énergie et expansion de l’univers
Toutes ces théories – même la relativité – partagent un point commun : il est toujours plus facile d'accéder à l’information sur le passé qu'à l’information sur le futur (en supposant que l’information sur le futur existe ou puisse être calculée). On peut aborder l’idée de « plus facile » en termes informatiques : cela nécessite moins d’énergie. Pourtant, rien n’est gratuit. Il faut moins d’énergie pour récupérer des informations sur le passé, car de l’énergie a déjà été dépensée pour encoder ces informations dans la réalité physique. Et chaque fois que cela se produit, l’entropie globale du système augmente.
Pour laisser une trace, il faut que quelque chose s’arrête, cesse de bouger, et cela ne peut se produire que dans un processus irréversible, c’est-à-dire en dégradant l’énergie en chaleur. C’est le cas lorsque des météorites laissent leur impact sur le sol […] pour les disques durs d’ordinateur, qui chauffent lorsque des données y sont écrites. [Et] chaque souvenir que vous avez a été créée parce qu’il faut de l’énergie pour créer un chemin de mémoire, et cet enregistrement d’informations chauffe votre cerveau et augmente son entropie.
Astronomy citant Carlo Rovelli
Selon la LQT, de l’énergie est nécessaire pour établir ou rompre des liens dans la mousse de spin, et Wolfram envisage littéralement le temps comme une succession d’étapes de calcul. Il en découle que, pour chaque unité d’espace 3D, on devrait observer une quantité d’énergie inhérente due à l’encodage. Cette énergie doit être omniprésente, apparemment sans source spécifique. L’analogie de la frontière permet aussi de comprendre que cette énergie ne peut pas simplement être diluée à mesure que l’espace 3D grandit – chaque unité d’espace ajoutée apporte avec elle sa propre énergie intrinsèque. En d’autres termes, à mesure que l’espace 3D s’étend, l’énergie totale de l’univers doit augmenter.
Ensuite, si la frontière entre le passé et le futur encode continuellement de nouvelles informations dans l’espace tridimensionnel et s’il n’existe aucun mécanisme pour supprimer l’information, l’univers ne devrait-il pas être contraint de s’étendre pour recevoir toutes ces informations ? Et puisque chaque nouvelle unité contribue à ajouter plus d’informations, cette expansion ne devrait-elle pas nécessairement accélérer au fil du temps ?3
La relation entre information et énergie permet de repenser l’énergie noire – cette force mystérieuse qui serait à l’origine de l’expansion de l’univers. Cependant, cette théorie présente une faille majeure : l’expansion devrait s’accélérer de manière exponentielle à moins qu’une autre force n’intervienne pour supprimer de l’information de l’univers. Avant d’aborder ce paradoxe, il faut se demander si, à part cela, cette théorie peut s’accorder avec la relativité.
Le lien entre les approches classiques et modernes
Wolfram établit un pont élégant entre sa théorie et la relativité. Selon la relativité, des observateurs se déplaçant à des vitesses différentes peuvent vivre des séquences différentes pour les mêmes événements, ce que Wolfram explique par des perspectives différentes du même hypergraphe. Il propose également que la densité des événements dans l’hypergraphe détermine la densité d’énergie (et de masse) dans l’espace physique, ce qui pourrait expliquer les effets gravitationnels. Ce qui est intéressant avec l’hypothèse de l’hypergraphe, c'est que, lorsque plusieurs branches fusionnent dans le même événement, cette étape de calcul supprime de l’information.
Poursuivant cette logique intuitionniste, un lien potentiel entre gravitation et suppression d’information nous conduit inévitablement aux trous noirs et à leur paradoxe de l’information4. Le trou noir marque certainement la limite conceptuelle au-delà de laquelle un amateur ne devrait pas s’aventurer. Restons-en là.
Sans prétention de résoudre quoi que ce soit, cette exploration des théories alternatives permet de penser différemment le temps et sa relation avec la structure fondamentale de notre univers. Que vous soyez dans le camp de la relativité tentant de comprendre l’énergie noire, ou intrigué par la perspective du temps comme étape d’encodage, l’origine de toute cette énergie reste un mystère. Il y a quelque chose de réconfortant dans l’idée que cette perplexité soit partagée par les gens « normaux » comme moi et par les physiciens.
Les années à venir pourraient valider ou invalider ces théories, et de nouvelles émergeront sûrement. J’espère être témoin d’avancées majeures au cours de ma vie. J’espère surtout être capable de les comprendre, du moins en termes de big picture. Même si le temps s’avère finalement n’être qu’une dimension d’un continuum espace-temps, et que son passage n’est qu’une illusion, je continuerai probablement à l’aborder au quotidien comme le processus par lequel une possibilité devient une réalité. C’est une intuition réconfortante pour les rêveurs optimistes.
PS: si vous avez compris quelque chose à cet article et pensez pouvoir expliquer à un non-physicien pourquoi c’est un non-sens absolu, j’adorerais connaître votre avis.