J'ai reçu aujourd'hui un essai un peu bizarre comparant l'IA à la crise des subprimes. Si j'ai bien compris l'argument central, des millions d'emplois vont être détruits lorsque la "bulle" de l'IA éclatera, ce qui serait inévitable puisque des montants astronomiques ont été investis de façon irrationnelle dans le secteur au cours des 18 derniers mois. Il est indéniable que des sommes folles ont été déversées sur tout ce qui était verni d'IA, mais qualifier cela de "bulle" est discutable. Les investisseurs ne reverront peut-être jamais leur argent, mais l'IA crée déjà une valeur tangible dans de nombreux secteurs, transformant notre façon de travailler et augmentant la productivité des cols blancs : les licenciements dans la Tech ne sont pas un signal d'alerte; ils sont une preuve de concept.
Le seul parallèle valable entre les subprimes et l'IA est que les clients ne comprennent pas vraiment ce qu'ils achètent, et cela devient d'autant plus difficile que les solutions d'IA, autrefois des modèles relativement simples, se transforment désormais en systèmes très complexes. L'asymétrie d'information entre les fournisseurs et les consommateurs a conduit à des scandales par le passé. Et tout porte à croire que ca ne va pas s'arreter la.
Cependant, c'est là que s'arrête la similitude. L'IA a fondamentalement changé la façon dont les gens travaillent, en particulier dans le développement de logiciels et la création de contenu. Les développeurs indépendants, les amateurs et les créateurs de contenu ont rapidement adopté des outils d'IA qui les dotent de super-pouvoirs. Beaucoup "ne se souviennent plus comment était le travail avant l'IA générative". Je me reconnais dans cette catégorie.
Cet impact ne se limite pas aux individus ou aux petites entreprises. Les grandes entreprises tirent aussi les bénéfices de l'intégration de l'IA, comme l'a souligné le PDG d'Amazon dans un récent post (voir ci-dessous).
L'adoption rapide des outils d'IA semble irréversible. Nous sommes maintenant confrontés à la question de savoir ce qui va suivre. Dans les secteurs où l'IA est déjà utilisée, on peut s'attendre à ce que l'adoption continue d'accélérer. Il existe par ailleurs des marchés entiers, des industries plus lentes, qui n'ont quasiment pas été pénétrées.
Vous auriez raison de souligner que des emplois seront détruits, en particulier dans la Tech, si l'IA contribue vraiment à la productivité. Mais ne soyons pas des luddites : aujourd'hui, le secteur est rempli de parasites déguisés en ingénieurs et consultants. J'en sais quelque chose, pour avoir été leur cible pendant ma carrière en finance. S'en débarrasser aurait un effet net-positif pour la société.
Il y aura toujours de la demande pour des développeurs, peut-être même plus qu'avant, mais le fait que les barrières à l'entrée s'abaissent devrait contribuer à mettre l'accent sur les clients (meilleure expérience utilisateur, personnalisation...) plutôt que sur les actionnaires (maximisation du levier opérationnel, conditions d'utilisation controversées...). Tout cela serait positif. Le succès des assistants de code d'IA, qui sont des outils créés par des développeurs pour des développeurs, prouve que cette transition a commencé. Ce modèle de développement d'outils "par des initiés" est voué à s'étendre à d'autres domaines, rapprochant les fonctions de produit et de développement. L'adoption des assistants d'IA dans divers domaines, devrait ainsi conduire à des améliorations significatives de l'expérience utilisateur et des fonctionnalités des produits.
Une vraie-fausse bulle
La semaine dernière, j'ai discuté avec un consultant en MLOps. Il ne savait pas, avant notre conversation, que j'étais assez au fait de son domaine, et il m'a donc parlé comme à un profane. Dans l'ensemble, j'ai été surpris par ses informations obsolètes et ses déclarations factuellement incorrectes.
Mais contrairement à mes terribles expériences avec les consultants de McKinsey et Gartner l'année dernière, je ne pouvais pas vraiment lui en vouloir pour deux raisons :
- il travaillait réellement sur des projets MLOps et la nature intense et chronophage de ces projets laisse peu de temps pour suivre les dernières innovations.
- le domaine de l'IA évolue si rapidement que les solutions développées sont obsolètes avant même d'être lancées.
Il m'a parlé de Llama-2 et de Mistral-7B. Il m'a parlé de RAG avec CamemBERT. Même s'il avait parlé de ce qu'il se faisait de mieux en mars 2024, ce serait déjà obsolète.
Si votre solution n'est qu'une requête a une API avec un prompt simple, vous pourrez peut-être basculer facilement sur un modèle plus moderne. Mais toute solution complexe nécessiterait une refonte complète pour exploiter les nouveaux modèles. Même par rapport à il y a trois mois, on doit réfléchir différemment aujourd'hui à la recherche sémantique, au stockage des données ou à l'économie unitaire des solutions d'IA.
Ce renouvellement rapide de la technologie explique pourquoi tant d'argent sera brûlé dans l'IA, contribuant à la perception d'une "bulle" : les entreprises se sentent obligées d'"investir" dans l'IA car elles ne peuvent pas être perçues comme dépassées, ancrées dans le passé, et refusant de surfer sur la vague qui rendra tous leurs concurrents meilleurs.
Pourtant, tout ce qu'elles font aujourd'hui devra être refait dans 18 mois. Le dernier modèle d'OpenAI, o1, illustre parfaitement un changement de paradigme qui pourrait nécessiter de tout reconstruire de zéro : le scaling au moment de l'inférence (inference-time scaling) est convaincant mais difficilement compatible avec les pipelines existants. Il manque simplement une forme d'aiguillage pour les requêtes simples afin de le rendre moins coûteux. Alors tout le monde pourrait faire la transition.
Lorsqu'une organisation "investit" dans l'IA aujourd'hui, elle n'acquiert aucun actif. En réalité, elle investit dans sa main-d'œuvre pour qu'elle soit mieux préparée pour le prochain cycle. Ces investissements ne se traduisent donc pas directement par des actifs au bilan, pas même du goodwill, d'où la perception d'une "bulle". Pourtant, ils créent une valeur immatérielle réelle.
Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, la valeur de l'IA déployée aujourd'hui ne réside pas dans la technologie elle-même, mais dans les personnes qui travaillent avec elle. Les employés les plus précieux dans ce nouveau paysage ne sont pas ceux qui appliquent simplement les outils d'IA comme on leur dit, mais ceux qui essaient de comprendre pourquoi ils le font, pourquoi ça marche et ce qui manque quand ça ne marche pas.
L'évolution rapide de la technologie de l'IA peut donner l'apparence d'une bulle, avec des réinvestissements constants et une obsolescence rapide des solutions. Cependant, ne prendre en compte que ces deux aspects dans la mesure d'impact de l'IA serait réducteur. Aujourd'hui de la valeur n'est vraiment créée qu'à petit échelle. Mais en investissant dans l'IA, les entreprises ne font pas que suivre une tendance - elles construisent les capacités, les connaissances et le capital humain nécessaires pour prospérer à l'avenir. La véritable mesure du succès dans cette nouvelle ère sera la capacité d'une organisation à apprendre, s'adapter et innover à un rythme rarement vu auparavant. Les bureaucraties auront du mal à suivre.