
Dans le règne animal, l’Homme occupe une position singulière qui repose sur sa capacité à comprendre, manipuler et finalement dompter les processus naturels. Ce talent se manifeste de manière évidente dans sa façon d’échapper aux dynamiques évolutives, en prenant le contrôle des deux extrémités du cycle de la vie : la naissance et la mort.
Nous avons souligné, dans un article précédent de cette série, que la mort joue un rôle bien plus crucial que la reproduction dans l’évolution : sans mort, il n’y aurait pas de "sélection" naturelle. Si l’Homme a conçu d’innombrables machines pour repousser la mort (sujet que nous approfondirons dans un prochain article), il n’a pas encore réussi à l’éviter entièrement1. Même les ressources considérables allouées par des milliardaires en quête d’immortalité semblent dérisoires – et probablement utilisées à mauvais escient – pour faire face à la nature fondamentale du désordre. Notre espèce reste destinée à gérer la mort naturelle et, naturellement, nous créons des machines pour le faire.
La Fin de Vie : Gérer la Mort Naturelle
Les conséquences physiques d’un organisme qui cède progressivement sous les coups de boutoir de la Nature; le chaos qui s’installe dans chaque organe, n’échappent à personne. Ce déclin s’accompagne souvent d’une dégénérescence des fonctions cognitives empêchant les sujets eux-mêmes de percevoir les symptômes de leur propre déchéance. Mais leurs proches ne peuvent ignorer cet inexorable glissement dans la dépendance. L’exception humaine s’accompagne d’une malédiction : dans la lutte contre la mort naturelle, la dignité dépose toujours les armes avant la vie.
Au-delà de la douleur personnelle, la dépendance présente des enjeux sociétaux. D’abord parce qu’il faut accueillir et soigner une population toujours plus nombreuse et toujours plus coûteuse à prendre en charge2. Ensuite parce que les pyramides des âges des pays développés indiquent que de nombreuses nations ne pourront se reposer uniquement sur les populations actives ni pour s’occuper directement des populations dépendantes, ni pour financer indirectement leur prise en charge.
Les réponses possibles à ce défi sont multiples et toutes portent une dimension éthique. Il faut s’attendre à ce que le thème de l’euthanasie s’immisce au coeur du débat politique d’ici quelques années, et à ce que de nouveaux processus machiniques voient le jour pour empieter un peu plus sur un terrain où le chaos est roi.
C’est déjà le cas dans certains pays : la statistique est surprenante mais, en 2022 au Canada, plus de 4% des morts ont été médicalement assistées en 2022. On n’arrive pas par hasard à un tel chiffre, cela implique de la planification, de la communication avec le grand public, une formation du corps infirmier et de la logistique. Et lorsqu’on parle de suicide assisté, la machine n’est pas seulement une métaphore : en septembre 2024, les autorités suisses ont arrêté plusieurs personnes pour avoir permis à une femme de mettre fin à ses jours dans une "capsule de suicide" – un appareil qui permet a son occupant de libèrer de l’azote et de s’asphyxier en faisant tomber le niveau d’oxygène sous le seuil mortel.
Les dynamiques démographiques – elles-mêmes effets secondaires des extraordinaires machines Humaines – ne nous confrontent pas seulement à un mur de la dépendance. Elles agrandissent aussi la surface d’attaque du chaos, ce qui engendre un nouveau besoin pour des machines spécialisées. Les mutations germinales illustrent parfaitement ce phénomène : les taux de mutation sont corrélés avec l’âge des parents, et cela ne se limite pas à l’augmentation des erreurs de réplication de l’ADN à mesure que la machine reproductive de la Nature devient moins efficace. Si c’était le cas, seuls les hommes, qui produisent des spermatozoïdes tout au long de leur vie, seraient concernés. Une étude menée en 2017 sur la population islandaise a révélé que les taux de mutations de novo augmentent de 0,37 par année d'âge pour les mères – bien en deçà des taux paternels (+1,51 par an), mais loin d’être nulles.
L’humanité n’a pas attendu de subir les effets d’une procréation constamment repoussée pour chercher à se soustraire à la chaotique machine reproductive de la nature. Le processus de contournement a commencé il y a des milliers – voire des centaines de milliers – d’années, et constitue l’une des caractéristiques les plus distinctives de notre espèce. La transition s’est opérée en deux étapes : d’abord en dissociant l’acte de l'accouplement du processus de reproduction, puis en introduisant sa propre technologie beaucoup plus prévisible.
L’Exception Évolutionnaire
La dissociation de l’acte sexuel et du processus d’accouplement est loin d'être unique. Plusieurs espèces s’engagent dans des activités sexuelles à d’autres fins que la reproduction – les dauphins ou les cochons pour le plaisir, les bonobos pour le lien social. L’Homme se distingue surtout car il a largement échappé à l'influence des mécanismes de synchronisation entre les sexes.
Chez la plupart des mammifères, ces processus se manifestent par un ensemble complexe de phénomènes connus collectivement sous le nom d’"œstrus" ou de "chaleurs" chez les femelles, que les mâles peuvent percevoir. Certaines espèces, comme les lapins, les chats domestiques et les camélidés ont évolué pour que l’ovulation soit induite par l’acte sexuel lui-même. Aucun de ces outils de synchronisation ne nous est parvenu. S’il avait dû hériter de l’une de ces machines naturelles, nul doute que l’Homme aurait favorisé la première. Car énormément d’énergie a été déployée au cours de l’Histoire pour éviter toute fécondation.
Les traces de techniques de contraception préventive remontent presque aussi loin que l'écriture elle-même (entre 1850 et 1500 avant JC). Si la machine contraceptive est l’une des meilleures illustrations de l’émancipation vis-a-vis de la Nature, il faut reconnaître son histoire parfois douloureuse. Pendant des millénaires, lorsqu’elle n’était pas purement comportementale, la contraception reposait sur des méthodes et techniques qui impliquaient souvent des douleurs physiques considérables – principalement endurées par les femmes.
Le préservatif, sous sa forme primitive, semble avoir existé depuis des siècles, bien qu’il ait été initialement destiné à prévenir les maladies – du moins en Europe3. L’émergence des outils de contraception (préservatifs, diaphragmes), comme dispositifs à double usage pour la prévention des maladies et le contrôle des naissances ne date réellement que du XIXe siècle. Malgré la résistance ecclésiastique, l’influence du malthusianisme a contribué à ce développement, en particulier dans les milieux les plus aisés.
Ce n’est qu'à partir du deuxième tiers du XXe siècle que la contraception s’est démocratisée en Occident, encore plus dans le troisième tiers avec la contraception hormonale. Les outils de contraceptions continuent d'être perfectionnés, avec de réels enjeux commerciaux pour les producteurs, et la contraception hormonale fait l’objet de recherches plus approfondies pour tenter de pallier aux effets secondaires ignorés pendant des décennies. Comme souvent, les défaillances de nos propres machines proviennent d’outils inappropriés ou d’échelles inadéquates pour évaluer leurs performances. Les progrès dans les technologies contraceptives ne devraient pas être mesurés uniquement par leur efficacité, mais aussi par la réduction de la souffrance des femmes, une dimension longtemps négligée et un biais qui a également existé historiquement dans la recherche médicale.
Le Côté Sombre du Contrôle Reproductif
Au XXe siècle l’humanité a tenté de tourner le dos aux aspects les plus cruels historiquement associés à la contraception. Du moins du point de vue individuel. Car ce même siècle a été marqué par des campagnes de stérilisation de masse aux Etats-Unis, en Europe, en Amérique Latine et en Asie. Ces programmes visaient des populations spécifiques en fonction de leur origine ou de leur handicap, ou cherchaient à prévenir la surpopulation mondiale selon la doctrine néo-malthusienne. Paul Ehrlich, néo-malthusien très médiatique, avait notamment prédit dans son ouvrage "La Bombe P" de 1968 que des centaines de millions de personnes mourraient de famines dans les années 1970 en raison du manque de ressources. Ces prédictions ont contribué à justifier des campagnes de stérilisation dans certaines des nations les plus peuplées du monde, politiques qui sont aujourd’hui considérées comme hautement controversées.
Les campagnes de stérilisation du début du XXe siècle, celles qui ne s’inscrivaient pas dans une peur de la surpopulation mais qui visaient à “filtrer”, trouvaient leurs fondations dans le mouvement de l’eugénisme introduit par Francis Galton dans l'Angleterre des années 1880. Si les dérives de l'eugénisme ont atteint leur paroxysme dans l’Allemagne nazie, le mouvement a d’abord trouvé un terreau fertile aux Etats Unis, financé par les plus grandes fortunes industrielles de l’époque et exerçant une influence mondiale. Ceci fait écho à une tendance actuelle dans la Silicon Valley, où certains magnats de la Tech promeuvent ouvertement un contrôle reproductif qui flirte avec l’eugénisme. La pénétration des idées néo-eugénistes4 est difficile à évaluer, mais les investissements considérables réalisés par une poignée de riches individus montrent que pouvoir et richesse peuvent avoir l’effet d’une loupe sur les liaisons dangereuses que l’Homme entretient depuis toujours avec le déterminisme.
Le néo-eugénisme constitue une transition malheureuse vers les machines que les humains ont développées au XXe siècle pour prendre le contrôle sur le processus de reproduction. Les humains ont accompli quelque chose d’inédit : l’indépendance vis-à-vis de la reproduction sexuelle, processus pourtant essentiel à la survie de tous les autres mammifères. En maîtrisant l’insémination artificielle5 puis de fécondation in vitro, l’Homme s’est élevé au rang de dieu qui, jusque-là, avait l’exclusivité de l’immaculée conception.
Fertilité et Technologie
Les problèmes de fertilité, au même titre que les problèmes de dépendance, n’affectent pas seulement les individus sur le plan personnel, mais représentent aussi un enjeu sociétal, étant donné la structure démographique des nations développées. La technologie peut faire des miracles mais une réflexion s’impose sur les raisons pour lesquelles de moins en moins de personnes envisagent de fonder une famille et pourquoi les couples retardent de plus en plus la naissance des enfants, ce qui conduit à une baisse de la fertilité et de la fécondité. Si un consensus se forme autour de l'idée que la fertilité est un problème de société, la solution résidera probablement davantage dans des ajustements de notre machine sociale plutôt que dans des innovations techniques.
C’est d’autant plus vrai qu’une dépendance excessive à la technologie peut avoir des conséquences inattendues. Lorsque les forces de marché et la technologie convergent pour optimiser la production à grande échelle, elles tendent à cibler des caractéristiques de surface facilement identifiables plutôt que des qualités plus profondes et substantielles. Nombreux sont les exemples du phénomène où l’apparence prend le pas sur la substance dès qu’un marché de masse doit être servi, qu’il s’agisse de fruits sans saveur mais à la couleur unie et à la forme parfaite, ou de l’industrie de la mode rapide. Mais quelles sont les implications lorsque ce phénomène s’étend aux connexions émotionnelles ?
Une décennie après le début des plateformes de rencontres, qui ont fait de la rencontre amoureuse une marchandise, l’impact sociétal reste difficile à évaluer car les conséquences en aval ne peuvent pas être facilement isolées de tendances sociales sans lien direct. 10 % des adultes en couple aux États-Unis se sont rencontrés via ces plateformes, mais les applications n’ont pas inversé les tendances existantes : la part des adultes célibataires continue d’augmenter et l’intérêt pour les relations amoureuses de longue durée diminue. Ce qui est vendu sur les applications est non seulement une rencontre ponctuelle mais aussi l’opportunité d’établir une connexion plus profonde, même quand cette connexion n’est pas l’objectif primaire. Et nous sommes entrés dans une ère où ces connexions émotionnelles profondes peuvent être simulées de manière très convaincante.
Au début de l’ère des grands modèles de langage (LLMs), la création de “waifus”– terme utilisé dans la culture anime et otaku (Japon) pour décrire un personnage fictif qu’une personne considère comme un partenaire romantique – a rapidement émergé comme un cas d’usage important. Si vous pensez que ce phénomène est marginal aujourd’hui, ayez en tête que la start-up de compagnons virtuel Character AI traite 20,000 requêtes par seconde– soit environ 20 % du volume de recherches de Google. Remplacer les liens romantiques par des liens simulés ne revient pas tout à fait à une marchandisation, mais les effets sur le comportement humain pourraient s’avérer similaires.
La marchandisation réduit généralement l’effort requis pour accéder à une ressource à un niveau minimal. Il ne vaut tout simplement plus le coup de se battre pour l’obtenir ou pour le conserver. La marchandisation allège également la plupart des aspects contraignants car on peut s'en débarrasser plus facilement. Enfin, lorsque les utilisateurs peuvent accéder à quelque chose à volonté et en quantités précises, son utilité marginale diminue plus rapidement, et donc son prix baisse, quelle que soit l’importance de cette ressource pour la survie ; c’est l’essence du paradoxe du diamant et de l’eau d’Adam Smith. Devons-nous nous inquiéter que des substituts facilement disponibles puissent diminuer la valeur perçue de la connexion humaine ?
Un parallèle pourrait probablement être établi avec l’accessibilité grandissante à la pornographie, alors que l’intérêt des populations pour le sexe diminue. Ici, le lien de causalité n’est pas aussi évident à établir que la corrélation. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas lieu de s’inquiéter que l’industrie du porno, qui pèse 100 milliards de dollars 6, mène indirectement l’humanité à perte en lui faisait perdre le gout du sexe : la technologie humaine a déjà rendu les rapports sexuels optionnels pour la reproduction, comme en témoignent les 5 millions de naissances par FIV dans le monde.
Le Futur du Contrôle Reproductif
Si les technologies actuelles ne peuvent pas garantir une grossesse pour toutes les femmes, elles peuvent fournir des enfants génétiques à pratiquement n’importe qui… à condition d’avoir les moyens. Et cela soulève de profondes questions éthiques alors que l’ombre de l’eugénisme continue de planer.
La banalisation du génie génétique a été spectaculaire : de plus d’un milliard de dollars en 2003, le coût du séquençage du génome a chuté à moins de 1 000 dollars en 20227, diminution mille fois plus rapide que la loi de Moore dans les semiconducteurs8. Ceci, combiné à la banalisation de l'édition du génome via CRISPR, ouvre des possibilités sans précédent pour le contrôle reproductif.
La naissance de jumeaux génétiquement modifiés en Chine en 2018 a immédiatement suscité la controverse, et la communauté scientifique a réagi de manière globalement unanime face à cet événement. Mais ceci n'est que la partie émergée de l’iceberg : l’amélioration génétique englobe un champ d’activités beaucoup plus large, partageant toutes l’objectif de minimiser le rôle du hasard dans le processus de reproduction. Lorsqu'une maladie génétique est le risque minimisé, il est difficile de s'opposer à une intervention. Mais où placer le curseur pour définir l’intervention de trop ? Y a-t-il même une limite ?
La sélection d'embryons, par exemple, suscite des opinions plus diverses que la modification génétique. Depuis certains cas médiatique de selection d’embryons dépassant probablement le cadre de l’identification de maladies génétiques, le sujet n’est plus vraiment tabou et plusieurs start-ups se préparent en secrétement pour exploiter ce marché émergent. Une récente affaire dans laquelle une de ces start-ups a promis une sélection parmi 100 embryons en fonction "du QI et d’autres traits que tout le monde veut" n’a pas seulement mis en évidence l’ignorance des clients, mais aussi les divergences réglementaires rappelant les débats sur l’euthanasie – cette fois avec des implications éthiques bien plus profondes. Ces discussions se recouperont inévitablement avec le débat sur l'avortement, domaine où les tensions ne faiblissent pas9. Autrement dit, c’est un véritable champ de mines éthique.
Nous ne devrions probablement pas tirer de conclusions définitives concernant les dimensions éthiques de diverses approches. En particulier si notre référentiel s’appuie sur les normes éthiques actuelles. Les tendances démographiques, révélées par les pyramides des âges, suggèrent que les utérus artificiels pourraient devenir une technologie d’avenir, potentiellement utilisée indépendamment d'une décision de parents biologiques. Et dans des scénarios sans parents biologiques, qu’est-ce qui empêcherait la sélection génétique ? Cela semble impensable aujourd’hui — et à juste titre — mais l'exceptionnelle capacité de l'humanité à aligner les moyens sur les fins nous invite à envisager les scénarios où les normes éthiques sont adaptées au besoin.
Il est presque certain, en tous cas, que les humains continueront de chercher à remplacer les solutions naturelles par leurs propres technologies. Aller au-delà de la simple domestication des machines de la Nature est l’une des caractéristiques de "l’exception humaine". C’est unique mais, en termes de contrôle du cycle de vie, nous ne sommes peut-être pas l’espèce la plus remarquable. Ce titre revient probablement à l’espèce d’hydrozoaire Turritopsis dohrnii, connue sous le nom de méduse immortelle, qui peut inverser son cycle de vie. Mais ces organismes sont sans défenses contre des prédateurs comme les limaces de mer et les crustacés. Échapper à la prédation – survivre – reste crucial pour éviter l’extinction. Dans notre prochain article, nous explorerons les machines naturelles essentielles à la survie et examinerons comment les humains ont surpassé la nature à son propre jeu.


